De notre envoyée spéciale à Istanbul Louisa Aït Hamadouche Cette immense métropole n'est pas seulement baignée par la mer. Elle est surtout immergée dans l'histoire, et quelle histoire ! Une histoire préservée pierre par pierre avec un soin immense par des dirigeants qui ne pensent pas que l'histoire d'un pays ne commence pas le jour de l'institution de l'Etat. Istanbul ne fait peut-être pas autant rêver que «Byzance», «Constantinople» ou encore la «sublime porte» et «la Nouvelle Rome». Mais c'est pourtant bien la même ville. La seule ville au monde située sur deux continents, l'Europe et l'Asie. Du point de vue de l'importance, les historiens placent Istanbul dans la catégorie des plus importantes villes de l'histoire de la région avec Athènes et Rome. Capitale économique Dire qu'un Turc sur six vit à Istanbul dont la population croît chaque année de 4% ! Cela semble incroyable. En 2005, 11 millions d'habitants vivaient dans cette métropole, contre 17 en 2008. Malgré une très grande densité démographique, malgré la présence visible de touristes, Istanbul n'étouffe pas. Les piétons n'ont pas la sensation de se marcher les uns sur les autres, les immeubles d'être écrasés les uns par les autres, les voitures de stagner en file indienne sur les routes. N'est-ce pas ce qu'on appelle «développement» ? Cette démarche rationnelle, planifiée, constante qui consiste à exploiter les moyens existants pour réaliser des objectifs visant à améliorer la qualité de vie des citoyens. A ne pas confondre avec l'accumulation des richesses, le lancement de projets faramineux et budgétivores dirigés dans la confusion pour répondre dans la précipitation à des urgences économiques ou politiciennes par des personnes non astreintes à l'obligation de résultats. Istanbul sera la capitale européenne de la culture en 2010. La préparation de cet événement a donné lieu à une série de projets allant de la rénovation à la restauration, en passant par des démolitions. Les hôtels ont également bénéficié d'incitations financières en vue d'accroître leurs capacités. Les mêmes mesures ont été adoptées à l'égard des musées et des lieux culturels. Istanbul enregistre un niveau de productivité dépassant de près de 50% la moyenne nationale. Ainsi attire-t-elle la plus grande part des Investissements directs étrangers (IDE) et produit la moitié des exportations totales de la Turquie. La ville conserve un important secteur manufacturier à faible valeur ajoutée et à forte intensité de main-d'œuvre, essentiellement dans le textile et sa chaîne d'approvisionnement. Ce secteur représente 37% de la main-d'œuvre totale, 26% du PIB et environ 80% de l'ensemble des exportations. L'industrie textile se restructure vers une spécialisation dans certaines activités, à cela s'ajoutent des évolutions dans l'industrie pharmaceutique et l'électronique. Dans le secteur financier, la Bourse d'Istanbul a connu une forte progression. Le secteur bancaire y est considéré comme le plus expérimenté de la région eurasiatique. A l'inverse, cette place boursière souffre d'un faible taux de capitalisation, avec domination des titres de l'Etat. L'un des autres points forts de cette ville est sa situation géographique exceptionnelle. Ainsi, 60% de l'ensemble des échanges commerciaux du pays passent par Istanbul, auxquels s'ajoutent de grands projets d'infrastructure de transport transnational, l'expansion du transport intermodal et l'amélioration des systèmes de gestion portuaire. L'histoire et l'Etat Cette immense métropole n'est pas seulement baignée par la mer. Elle est surtout immergée dans l'histoire, et quelle histoire ! Une histoire préservée pierre par pierre avec un soin immense par des dirigeants qui ne pensent pas que l'histoire d'un pays ne commence pas le jour de l'institution de l'Etat. Car, peut-on imaginer une plus grande rupture idéologique, politique, géographique, économique et même religieuse entre l'ère ottomane et la Turquie moderne ? Est-il possible d'être plus différents que Mustapha Kemal et le sultan Hamit ? Le seul point commun entre ces deux dirigeants est la continuité, un lien invisible, qui va au-delà des hommes, du pouvoir politique et même de la puissance. Il va au-delà du temps, et c'est bien l'essentiel. Ce lien s'appelle le sens de l'Etat avant même que ses frontières ne soient définitivement déterminées. Un sens moderne de l'Etat en vertu duquel ce que le premier a accompli, au nom d'une certaine vision, au nom d'une certaine réalité, a été soigneusement préservé, conservé et mis en valeur par le second, lequel avait pourtant une vision radicalement différente dans une réalité qui l'était tout autant. Et finalement, qu'est-ce que le sens de l'Etat, sinon de savoir et de faire en sorte de maintenir les intérêts supérieurs et permanents d'une entité politique par delà les hommes éphémères qui la dirigent ? Mais encore faut-il que ces dirigeants sachent qu'ils ne sont pas éternels et que ce qu'ils accomplissent au présent leur sera comptabilisé par les générations futures. Encore faut-il que ces dirigeants sachent qu'ils ne sont pas l'histoire, mais qu'ils en écrivent tout juste l'une de ses pages. Encore faut-il que ces dirigeants n'aient pas la conception monopolistique d'un propriétaire terrien, pour qui la terre peut bien s'arrêter de tourner s'ils ne sont plus là. A Istanbul, l'histoire et l'Etat sont partout. L'histoire d'abord. Elle est vivace à travers les monuments, les mosquées, les musées, les ruines. Même les vieux pavés jonchant de nombreuses rues donnent l'impression d'avancer à travers les détours de l'histoire. Quelle que soit la direction du regard, il y aura toujours un minaret, une bâtisse, un mur ou une porte pour raconter une histoire. Quant à l'Etat, il est tout aussi omniprésent. Il prend l'histoire par la main pour lui faire traverser les époques et la préserver des vents contraires. L'Etat, c'est d'abord deux symboles ubiquistes : le drapeau et Mustapha Kemal. Ils sont partout. Chez les particuliers ou dans les institutions publiques, dans les parcs de loisirs, le long des rues, les magasins, le bazar… En termes d'exhibition de l'emblème national, les Américains restent en tête, mais les Turcs ne sont pas loin. Réduire l'Etat à ces deux symboles ne serait pas seulement faux, mais injurieux. Une injure à la façon dont Istanbul est gérée au quotidien. Car l'Etat, ce sont des véhicules spécialisés dans le nettoyage des rues tous les soirs. Sur les artères piétonnes, ces véhicules circulent toute la journée, assurant aux amateurs de longues balades dans des rues impeccables. L'Etat, c'est un service de transport multiple, efficace et moderne (bus, tramway, métro, ferry). L'usager n'attend pas que le chauffeur de bus veuille bien démarrer et ne cherche pas un taxi qui aille dans sa direction. L'Etat, c'est aussi les musées parfaitement gérés, les mosquées remontant facilement au XVIe siècle, dans un parfait état de conservation bien qu'elles soient ouvertes au public. L'Etat, c'est, enfin, une multitude d'espaces verts. De véritables poumons à ciel ouvert, des bouffées d'oxygène qui rendent l'air respirable malgré l'importance du parc automobile, l'humidité supportable malgré la chaleur, lesquels évitent que le bleu du ciel se transforme en gris sale. Tout n'est pas rose. Car l'Etat, c'est aussi un système politique avec ses défauts, ses insuffisances, ses abus et ses crises. La laïcité de la République, le poids de l'institution militaire et de certaines élites sont autant de failles. Mais, là n'est pas l'objet de cet article. Haltes historiques Istanbul regorge de lieux évoquant l'histoire. Bien évidemment, la mosquée Sultan Ahmed Ier, bâtie entre 1609 et 1617, un édifice véritablement majestueux, surtout la nuit, avait pour but de montrer au monde l'habileté des architectes ottomans, face à celle connue des Byzantins. La coupole centrale est soutenue par quatre piliers massifs dits «pattes d'éléphant» qui servent de réservoirs d'eau. La décoration intérieure est constituée de 20 000 carreaux de faïence d'Iznik à dominante bleue. Un grand nombre de caméras ont été installées pour empêcher le vol de carreaux. Fait unique, elle trône avec six minarets, contre sept pour la Kaaba. Aujourd'hui encore, on parle de la visite du pape Benoît XVI en 2006. La transition est donc faite pour évoquer un autre édifice majestueux : Hagia Sofia. Les deux édifices se font face. Duel ou duo ? Difficile à dire. Dans un premier temps, il est certain que la relation virtuelle était conflictuelle. Cette ancienne basilique chrétienne de Constantinople remonte au VIe siècle. Elle est brutalement transformée en mosquée au XVe siècle. Les Ottomans avaient une tradition : transformer en mosquée la plus belle église d'un lieu qu'ils conquissent. Tous les symboles chrétiens sont donc enlevés, remplacés par des symboles et des écritures musulmans, ou cachés par des couches de plâtre, suscitant le ressentiment des chrétiens. La naissance de la République turque met fin à cette animosité. Sagesse Sofia ne sera ni une église ni une mosquée. Universelle, elle deviendra un musée, à partir de 1934. Et quel musée ! Une splendeur ! La pierre, le marbre, les vitraux (pour ce qui en reste) attirent le regard comme un aimant. L'intérieur de l'édifice respire l'histoire. On ressent le temps passé comme s'il était présent. Si la décoration intérieure exceptionnelle de la mosquée bleue inspire délicatesse, sophistication et richesse, Hagia Sofia transmet un autre sentiment. Plus vieille de 10 siècles, c'est davantage le vécu, les affres du temps et des hommes qui ressortent. Moins de richesse et plus d'authenticité. Duel ou duo ? La forme de la mosquée Sultan Ahmed est magique, le fond de Hagia Sophia est mystique. Autre point fortement mystique : le topkapi. Ce palais a été la résidence urbaine principale et officielle du sultan ottoman, de 1465 à 1853. Construit sur l'emplacement de l'acropole de l'antique Byzance, il domine la Corne d'or, le Bosphore et la mer de Marmara. Un palais comme un autre ? Pas vraiment. Il renferme une richesse qu'aucun autre palais ne possède. L'un des pavillons est réservé aux choses sacrées. Dans un silence véritablement mystique, le regard se pose sur le bâton de berger du prophète Moïse (SSL), la imama de Abraham (SSL), l'empreinte du pied du prophète Mohamad (PSSL), ainsi qu'une dent et un poil de barbe précieusement préservés dans des coffrets. C'est le seul pavillon où les photos sont strictement interdites. Histoires de touristes Le comportement du touriste peut être une mine de renseignements quant à sa culture, son mode de vie, son identité ou sa crise d'identité. La Turquie est la première destination touristique de la Méditerranée méridionale. Istanbul accueille chaque année des millions de touristes. Elle peut donc servir de laboratoire pour peu qu'on sache observer. Voici quelques exemples. En plein milieu d'une charmante balade sur le Bosphore, le bateau ralentit jusqu'à frôler l'arrêt. Le guide touristique fait une annonce inaudible en raison du chahut qui envahit l'embarcation. La foule s'est déjà précipitée sur le côté du bateau, dégainant appareils photos et caméras. Que se passe-t-il ? Un monument historique à ne pas rater ? Le Premier ministre turc en négociations avec le président de la Cour constitutionnelle ? Un animal rare en voie de disparition ? La cible de ces photographes et réalisateurs amateurs ne semble rien avoir de spécial. C'est une maison. Ordinaire pour les lieux, car bien moins jolie que la plupart des magnifiques bâtisses qui bordent le Bosphore. Le mystère ne dure pas longtemps. Des Algériens (Algériennes en grande majorité, faut-il reconnaître, ayant dépassé depuis bien longtemps déjà l'adolescence) bombardent de clics et de piaffements les lieux de tournage de Mouhannad oua Nour. Sans commentaires. Si, un seul : ce tas de briques est devenu un musée à 50 dollars l'entrée. C'est trois fois le prix de la plus chère entrée de musée. Un vrai musée bien entendu. Deuxième exemple, même Bosphore, autre bateau. Tous les regards se tournent brusquement dans la même direction. Quelque chose attire l'attention de la majorité des passagers pourtant assommés par la chaleur accablante de cette journée d'été. Cette fois-ci, l'attraction n'est pas sur le rivage mais dans le bateau. Deux jeunes femmes viennent de faire une entrée digne d'un scénario hollywoodien. Elles sont grandes, bronzées, perchées sur des sandales à talon de 10 cm de hauteur et vêtues d'un minuscule tee-shirt blanc éclatant et d'un tout aussi minuscule short en jean délavé. Les yeux cachés derrière d'immenses lunettes de soleil à la monture blanche, elles s'installent sur un banc s'étirant pour ne rien manquer du soleil. Le seul intérêt de cette scène est que ces deux jeunes femmes font partie du groupe… iranien, en provenance d'Iran. Nul doute que ces deux personnes sont soumises à la tenue dûment réglementée de la République islamique d'Iran lorsqu'elles sont dans leur pays. Sachant qu'elles avaient toutes deux dépassé le stade de l'adolescence, ce véritable pied de nez au rigorisme des Gardiens de la révolution et des mœurs est lourd de sens. Il montre comment des règles autoritaires, non respectueuses des droits de l'individu de faire ses propres choix, peuvent aboutir à des comportements discréditant totalement ceux qui les imposent. D'autre part, elles poussent ceux à qui elles sont imposées à des comportements schizophréniques symptomatiques d'une société malade. Devenir hystérique devant le plateau d'une série B dans une ville chargée d'histoire. Passer du tchador à l'exhibitionnisme dans un pays musulman et une ville en proie à un regain de conservatisme. Tout cela laisse perplexe. Perplexe parce que le vide culturel que l'on doit ressentir ne peut qu'être abyssal, pour s'extasier devant lamaison illusoire d'un Mouhannad. Le refus intérieur des règles sociales imposées doit venir des entrailles pour profiter du moindre espace de liberté et faire du copier-coller vestimentaire.Vraisemblablement, l'explication la plus simple serait d'évoquer un phénomène de mode. Explication facile, rassurante, mais superficielle. Ne serait-il pas plus utile de se pencher sur le message que ces deux exemples émettent ? Le principal message n'est-il pas celui que transmettent deux sociétés très différentes, souffrant du mal-être qu'engendre le vide culturel et/ou la crise identitaire ? Voir comment les autres vivent, ce qu'ils réalisent et avec quels moyens ils le font est un très bon point de repère. Comparaison n'est, certes, pas raison, mais elle permet de voir les choses telles qu'elles sont et de tirer les conclusions. Des conclusions peu brillantes.