La Tunisie post-Ben Ali chavire entre l'exaltation de l'idéal démocratique et les dures pratiques induites par la chute d'un système décapité, mais qui reste toujours une réalité palpable avec laquelle il faudrait faire. Le Premier ministre en poste pourtant pour une phase de transition Mohammed Ghannouchi démissionne sous la pression populaire de plus en plus soutenue. Il est promptement remplacé par un ancien ministre. Ce dernier aura, entre autres, tâches la délicate mission de mener le pays jusqu'aux élections. Le rendez-vous électoral est prévu avant la mi-juillet et placera, à n'en pas douter, le pays sous les feux de la rampe. La Tunisie procédera à la construction d'institutions véritablement libres et tournera la page de la démocratie de façade de l'ancien régime. Les soubresauts politiques que vit la Tunisie semblent devenir une affaire qui intéresse sérieusement au-delà des frontières. La gestion chaotique de la révolution tunisienne par les puissances occidentales, notamment, fait qu'on ne veut plus se faire dépasser par les événements en cours. Réagissant à la nomination du nouveau Premier ministre, la chef de la diplomatie de l'UE Catherine Ashton souhaite que le nouveau gouvernement conduise une «transition rapide et en douceur». Ghannouchi a été emporté par des jours de contestation et de violence qui ont fait au moins cinq morts à Tunis. Le risque d'une déstabilisation du pays est devenu réel. «J'ai décidé de démissionner de ma fonction de Premier ministre. Je ne serai pas le Premier ministre de la répression», dira Ghannouchi après avoir jeté l'éponge. La démission du dernier chef du gouvernement du président déchu Ben Ali, poussé à «prendre» ses responsabilités, a été accueillie avec soulagement dans les milieux politiques tunisiens. Juste après, la puissante centrale syndicale tunisienne réagit en regrettant une nomination «rapide et sans consultation» qui constitue une «surprise». Le Premier ministre désigné Béji Caïd Essebsi,84 ans, réputé pour être un libéral, a occupé plusieurs postes ministériels sous la présidence du «père de la nation» Habib Bourguiba. Caïd Essebsi a eu notamment à diriger les portefeuilles de la Défense et des Affaires étrangères. Sa nomination soulève déjà des critiques et des commentaires. Cette «nouveauté» n'a pas convaincu les protestataires campant sur la place de la Casbah, à Tunis. Les esprits sont loin d'être apaisés. «Comment peut-on s'assurer de l'entente souhaitée pour sortir la Tunisie de la situation difficile lorsque le président ne se donne pas au moins 24 heures pour des consultations sur la désignation d'un Premier ministre, quel qu'il soit ?» s'est demandé le responsable de l'Union générale des travailleurs tunisiens l'UGTT, dont l'organisation est très influente dans le pays grâce à sa représentativité à travers le pays. La démission de Ghannouchi est la conséquence de «l'incapacité du gouvernement à mettre fin à la violence et à son hésitation», estime le secrétaire général adjoint de l'UGTT. Le syndicat a été en pointe dans la contestation du régime de Ben Ali et a porté la révolution jusqu'au bout grâce à une organisation sans faille. Alors qu'un gouvernement transitoire devrait être constitué, le départ de Ghannouchi est différemment commenté dans la presse tunisienne. Une presse qui fait sa mue elle aussi. En démissionnant, Mohamed Ghannouchi «achève son parcours par un geste de lucidité qui lui fait honneur, en reconnaissant qu'il n'est plus l'homme de la situation», estime le quotidien gouvernemental La Presse. Cependant le journal indépendant Tunis Hebdo pense qu'au «train où vont les choses, le risque est grand de voir la transition compromise, mise en péril par la lenteur et la maladresse flagrantes d'un gouvernement ancré dans de vieux réflexes et par une cabale de politiciens véreux qui ont enfourché le dada révolutionnaire moins pour servir que pour se servir». Mais malgré la difficulté et les situations nouvelles provoquant des comportements qui frisent le désenchantement, le changement en Tunisie demeure inéluctable. Pour le chercheur Vincent Geisser, spécialiste de la Tunisie, il y a aujourd'hui deux conceptions du changement : le compromis pragmatique, incarné par le gouvernement de transition, et la recherche d'une véritable rupture avec le passé. Cette rupture est incarnée par la rue, par la jeunesse, mais aussi par une certaine opposition démocratique, politique et syndicale. C'est cette tendance réelle dans la société tunisienne qui vient de faire tomber le Premier ministre sortant Mohamed Ghannouchi. Pour ces Tunisiens de tout bord, l'organisation d'élections générales est insuffisante. «On veut aller plus loin, on veut une démocratie, on veut une constituante», estiment ces partisans de la rupture radicale d'avec le régime déchu et les années de plomb. La nomination du Premier ministre Beji Caïd Essebsi est loin de convaincre des Tunisiens ayant absolument divorcé d'avec la candeur que les dictatures ont utilisée à souhait pour leur pérennité. La contestation risque subséquemment de ne pas s'arrêter. A moins que le nouveau Premier ministre entende la rue et s'engage très clairement sur une voie historique. Un changement radical et une rupture avec les rebuts de l'ancien système. M. B.