Photo : Riad De notre correspondante à Tlemcen Amira Bensabeur La deuxième rencontre scientifique inscrite au programme de la manifestation «Tlemcen, capitale de la culture islamique 201», a pour thème central la poésie féminine. Le colloque abordera plusieurs axes : entre autres, des littératures féminines dans ses contextes socio-historiques et scientifiques, les différents genres poétiques, les pratiques et pratiquant(e)s, l'oralité féminine et la culture populaire : enjeux esthétiques, socioculturels et idéologiques, les évolutions et mutations socio-littéraires entre tradition et modernité. Selon les organisateurs, il s'est avéré que, durant les périodes les plus lointaines de notre histoire, il paraît évident que la poésie orale féminine fait partie intégrante du paysage littéraire arabo-maghrébin depuis des siècles. Une bonne partie des corpus que nous conservons aujourd'hui en Algérie témoigne ainsi de l'ancienneté d'une tradition qui s'ancre dans un socle anthropologique et culturel arabo-berbère multiséculaire. A cet égard, d'un point de vue historique, selon les organisateurs, force est de reconnaître que la tradition littéraire arabe ne nous a pas légué de témoignages consistants et précis sur les productions populaires, plus spécifiquement féminines, aux époques classiques (omeyyades, abbassides). Alors même que la femme et ses attributs psychologiques, affectifs et érotiques figurent bien au centre du dispositif poétique des chefs-d'œuvre de cette riche période, en dehors des cercles «politiques» et «lettrés» (avec leurs qaynât), une longue histoire sera abordée en passant par la période 1930-1940 qui coïncide avec l'émergence et la structuration du mouvement national. Force est de reconnaître que la participation des maigres élites algériennes à l'effort scientifique portant sur l'étude des répertoires féminins reste dérisoire. Mis à part quelques publications marquantes (Bencheneb, Lacheraf), ce type de productions littéraires fait incontestablement l'objet d'un manque évident de curiosité, quand il ne se trouve pas stigmatisé en raison de son statut complexe de poésie féminine, «populaire» et d'expression orale «dialectale». Avec un certain recul, et avec toutes les précautions d'usage, on peut avancer que la période post-indépendance, malgré ses promesses, affiche un solde pour le moins décevant.Certes, à partir des années 1980, la mise en place de «départements de culture populaire» au sein de quelques universités (Tlemcen, Alger, Tizi Ouzou), la constitution et la restructuration d'unités de recherche particulièrement active (Urasc, Crasc, Crap/Cnrpah), l'évident regain de considération manifesté par les pouvoirs publics (ministères de l'Enseignement supérieur, de la Culture), ajouté à une plus grande prise de conscience de la part du milieu associatif et à une attention notablement plus importante accordée par les médias (radios et télévision) permet d'espérer une amélioration sensible du tableau général.Cependant, pour plus de détails sur ce volet, nous nous sommes rapprochés d'un conférencier, en l'occurrence le Dr Benssenoussi El Ghaouti, qui a souligné qu'après des débuts hésitants aux siècles écoulés, la poésie féminine algérienne - d'expression arabe et berbère autant que de graphie française - est en train de s'imposer aujourd'hui sur le plan international où elle est de plus en plus traduite. Ses axes d'expression continuent de porter inévitablement sur des thèmes cruciaux de l'histoire de l'Algérie moderne, tels que, d'une part, la lutte contre la colonisation, l'émancipation et l'affirmation de la personnalité algérienne et, d'autre part, la révolte contre l'héritage archaïque patriarcal et tribal.Le chercheur précisera que la poésie féminine algérienne, en effet, «liée dès sa naissance à un espace civilisationnel maghrébin et imprimée, par conséquent, d'une essence arabo-musulmane chargée d'effluves amazighs, où les symboles culturels sont tangibles et omniprésents, elle a pu transcender, tout au long de son interminable et laborieux parcours, nombre de tabous et de conditionnements idéologiques. Tout en célébrant ses sources intimes et ses références patrimoniales, elle s'est enrichie notamment de l'expérience des écritures féminines dans la sphère arabo-musulmane, mais a puisé sensiblement dans le fonds méditerranéen et celui du monde moderne en général. A l'instar du reste des mouvements littéraires algériens, dont elle ne se dissocie guère, elle a évolué contre vents et marées dans une trajectoire intégratrice de la modernité».Le conférencier ajoutera qu'au cours de son histoire, l'Algérie a connu une pléiade de poétesses, profondément imprégnées des maux qui érodent la société, quêtant inlassablement un nouvel espace d'expression, délivré des discours surannés et libéré des carcans du passé et de ses normes sclérosantes. «D'ailleurs, la nouvelle génération de femmes poètes ou encore les jeunes plumes montantes de la littérature dite de l'urgence ont non seulement contribué à l'émancipation concrète de la femme, particulièrement dans un milieu qui favorise très peu l'évolution de la gent féminine, mais elles ont amorcé (avec leurs vers pleins d'amour et d'amertume) une nouvelle donnée dans l'écriture poétique féminine qui se distingue par ses innovations au niveau du style, des formes, du contenu et d'une esthétique en général attachée organiquement au quotidien et au vécu social», dira-t-il.Cette pasionaria du lyrisme, fera-t-il remarquer, se pose de la sorte comme alternative inéluctable au silence appliqué à une existence et une pratique poétique, et signe (en dépit d'une misogynie certaine du monde masculin de la littérature) une ode à la poésie féminine. Un genre qui évolue de mieux en mieux dans une perspective culturelle rassembleuse et féconde de l'algérianité. Cependant, notera le Dr El Ghaouti, il ne s'agit ici que d'un regard furtif sur cette poésie féminine algérienne, qui, s'il peut donner une idée de la richesse de ce genre littéraire dont l'essor ne peut être réduit aux seules circonstances même s'il en est souvent le produit, n'a aucune prétention à l'exhaustivité, non seulement à cause de l'étendue de ce domaine bien riche, mais encore à cause d'une certaine subjectivité qui nous a fait retenir certaines poétesses, certaines œuvres et en passer d'autres sous silence. La poésie est-elle masculine ? Ainsi, la conférence que présentera le Dr Benssenouci est un topo sur la poésie féminine. La poésie est-elle un art réservé seulement aux hommes ? Cette éducation du langage, cette organisation esthétique des mots, cette poésie que l'on attribue à une image, à une vision, à une présence, à une mélodie, serait-elle le privilège du sexe masculin ? Est-ce à dire que l'œuvre des femmes, leurs études, leurs tendances, leurs conditions sociales posent, aujourd'hui encore, des problèmes symptomatiques ? Existe-t-il, en définitive, une poésie féminine authentique ? «A question grave, réponse grave ! Surtout qu'une réplique positive risquerait de faire crier les féministes - s'il en est - et d'amuser les misogynes - s'il en reste. Les premières se sont régulièrement insurgées contre ce qu'elles considèrent comme une forme sournoise de ségrégation. En effet, la dépréciation sociale et professionnelle de la femme, liée à son statut d'‘'objet sexuel'', a longtemps jeté le discrédit sur ses productions littéraires.» Accepter la différence aurait mené fatalement à ouvrir la porte à la hiérarchie des valeurs et à «ravaler la création féminine à une place marginale, inférieure, la reléguer dans une sorte de paralittérature» (Béatrice Didier, l'Ecriture-femme, PUF, Ecriture, 1999). Cela aurait amené encore à risquer que «la littérature féminine soit à la littérature ce que la musique militaire est à la musique» (Benoîte et Flora Groult, le Féminin pluriel, Ed. des Femmes, 1965). Pour les hommes écrivains, la controverse reste évidemment pendante. D'aucuns affirment que «la création artistique est un de ces domaines où seules devraient régner des valeurs neutres [...] En matière d'art, nous nous trouvons dans une zone où les jugements n'ont rien à voir avec le sexe et au demeurant, le sexe d'un auteur ne joue aucun rôle, parce que en tout bon écrivain cohabitent les deux sexes» (Anthony Burgess, Hommage à Qwert Yuiop, Grasset). Cela semblerait a priori relever d'une substantielle justice, mais il est singulièrement étonnant de la surprendre sous la plume de cet ogre de la phallocratie qu'était Anthony Burgess, qui admet, par ailleurs, «n'avoir jamais pu faire abstraction de la condition d'objet sexuel de la femme, qui diminue incontestablement celle-ci». Avec un humour pince-sans-rire, il ajoutera : «C'est la faute de la nature, pas celle de l'homme.» Il ne pourra se retenir, un passage plus loin, de lancer quelques factums empoisonnés à ses consœurs : «Si les femmes réussissent si bien en littérature, dit-il, c'est peut-être que la littérature [...] est plus proche du commérage que de l'art.» Poursuivant son explication sur cet art, le conférencier ajoutera que «si l'on peut considérer, en cette première décade du XXIe siècle, que ce conflit est enfin résolu et que ce genre de querelles aigre-doux est tombé en désuétude, il devient plausible de parler d'écriture féminine de manière plus pondérée». Inévitablement, certaines voix continuent d'en récuser l'existence, mais nombreuses sont les femmes qui, ayant acquis une identité égalitaire, s'en sont allées briguer la spécificité. Quelques-unes jugeront l'écriture féminine «immédiatement reconnaissable» (Béatrice Didier, la Poésie moderne et la structure d'horizon, PUF, Ecriture, 2005). D'autres se montreront plus explicites et lui attribueront «un rapport plus intime avec les langages du corps [...]. Parler femmes, c'est se tenir toujours tout près du corps et dire ce corps nombreux, alors que le langage mâle tente de faire croire que la parole et l'écriture ne sont que communication de sens et non contact, élimine la matière et prescrit l'idée (qui n'est pas une pensée)» (Lévinas et Blanchot, Centre communautaire, Paris, 2006). Cela étant, on est en droit de s'interroger sur l'objet de cette hypothétique différence : est-ce l'écriture qui diffère d'un sexe à l'autre ou seulement la perception du monde dont elle est le reflet ? Sans faire note à une «nature féminine» presque aussi disconvenue que l'écriture du même nom, on peut sans doute concéder que cette perception n'est pas analogue puisque se référant à des repères différents. Il semblerait alors logique qu'elle puisse déboucher sur un univers d'auteur différent. Mais cela irait-il jusqu'à bouleverser l'usage qui est fait de la langue ? De l'avis de Marina Yaguello, en tout cas, «les femmes sentent autrement, donc elles disent autrement, elles ont un autre rapport aux mots, aux idées qu'ils véhiculent».Bien entendu, ce timbre distinctif ne peut être que spontané et l'erreur qui a été commise par beaucoup de littératrices aura été de vouloir créer artificiellement un «langage femme» pour répliquer au «langage homme». L'évidence est que le langage femme sera libre et naturel ou ne sera pas. Et nous ne pouvons que le concéder à la même Marina Yaguello qui conclut : «Personnellement, je trouve cela bien assez difficile d'écrire tout court, pour me demander si j'écris homme ou femme.» Voilà donc cette injustice réparée ! Injustice parce que les femmes ont depuis l'aube des temps contribué à la poésie et que leur place semble impubère. La preuve en serait qu'aucune anthologie n'a été consacrée aux auteurs féminins. Si l'on demandait à quelques personnes - prises au hasard du moment - si elles connaissaient une femme poète, on en verrait le plus grand nombre bien en peine de répondre et d'en désigner une, au moins. Les autres, par un vague souvenir de lecture, se replieront sur quelque nom opportun. Et pourtant ! Le verbe, cette arme… «Dans ma conférence lors de ce colloque, je parlerai de nombreux points qui ont marqué cette forme de littérature. Pour autant que l'on décide de suivre sa trace dans les époques les plus lointaines de notre histoire, il apparaît incontestable que la poésie féminine fait partie intégrante du paysage littéraire algérien depuis des siècles. Ainsi, la plupart des spicilèges conservés aujourd'hui en Algérie (ou dans les bibliothèques des pays dont l'histoire côtoie la sienne) témoignent de l'authenticité d'une tradition et de son ancrage dans un support anthropologique et culturel multiséculaire. Ce dernier demeure indubitablement lié à la diversité du climat, à la diversité des influences culturelles ainsi qu'à la diversité des comportements. Le grand espace nord-africain (incluant le Maroc, l'Algérie, la Tunisie et la Libye) - limité au nord par la mer Méditerranée et s'incrustant au sud dans les confins du Sahara - n'a quasiment jamais cessé d'être au contact de civilisations allogènes. De nombreux indices archéologiques - découverts en différents points de cette région remarquable par sa situation géostratégique - confirment que les migrations humaines y remontent au paléolithique supérieur et qu'elles se sont intensifiées avec l'arrivée des Phéniciens au premier millénaire avant l'ère chrétienne (Utique, qui est leur premier comptoir sur les côtes nord-africaines, date du XIIe siècle). Depuis, sept dominations étrangères s'y sont succédé : les Carthaginois, les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Arabes, les Turcs et les Français», dira le Dr Ghaouti. Une minorité marquante Dans cette diversité ethnique et culturelle, le monde des femmes demeure sans doute le reflet le plus éloquent de l'aptitude de l'Algérien à absorber les transmutations civilisationnelles, ajoutera-t-il. Toutefois, ce sont surtout les femmes qui vont servir à mettre en évidence ces différences à travers une poésie orale, elle-même soumise à des codes drastiques. En effet, dira Tassadit Yacine, la célèbre anthropologue algérienne, «dans les communautés de tradition orale notamment, le poids de la parole est fonction du statut du locuteur. Elle a des canaux traditionnels d'émission et de transmission. Hautement marquée par le contexte politique (au sens large), elle peut accroître les différents capitaux (culturel, social, symbolique) détenus par l'agent ou au contraire le vouer au châtiment, à la malédiction, à la ruine. Savoir parler (avoir le sens de la répartie), c'est avoir de son côté les hommes (se faire des alliés), mais c'est aussi posséder le monde (vav n yiles medden akw ines, dit le proverbe). L'initié à la parole est l'ami de tous : sous-entendu, il manipule tout le monde» (Femmes et littérature orale chez les Berbères : l'exemple kabyle, EHESS, Paris). Le docteur Benssenouci rappellera, lors de notre entretien, que «si l'on remonte l'histoire de la poésie à ses origines, depuis environ dix siècles, on peut mesurer à quel point les femmes demeurent minoritaires tout au long de sa longue chronique. Sans doute leur poésie a-t-elle souffert d'une particularité sui generis, car reflétant une pensée, une sensibilité et une attitude devant la vie, propres aux femmes, plus fidèles à écrire dans la nostalgie de l'insouciance ou du bonheur, plutôt que de se consacrer à l'envol des années qui les inspire. En fait, jusqu'au XXe siècle, ces poétesses se sont peu souciées de se faire connaître et ce n'est qu'avec la survenue de la guerre de libération que quelques grands noms se sont fait entendre et, qu'en parfaites gestionnaires de leur renommée, ces poétesses ont fait sonner bruyamment les cloches de leur popularité. Mais il ne s'agissait là que d'un tout petit aréopage de femmes poètes. Il faudra attendre l'après indépendance pour que la verve versificatrice se déboucle et donne le ton à l'expression féminine reconnue comme expression totale (au sens de “fait social total”, tel qu'on le retrouve en sociologie), dans la mesure où elle renvoie l'image de la société dans son ensemble. Après des débuts timides et hésitants, ces poétesses algériennes d'expression arabe et française, et celles émergentes de graphie tamazight, sont en train de s'imposer sur le plan international et sont de plus en plus traduites».