Dans les années 1990, le général Colin Powell, chef d'état-major des armées américaines, avait mis à la mode l'expression «exit strategy». Avant de s'engager dans une guerre, il faut savoir comment on en sortira, expliquait-il. Le conseil avait été suivi par George Bush père, pendant la première guerre du Golfe. Après avoir libéré le Koweït des troupes de Saddam Hussein, il avait refusé de marcher sur Baghdad, afin de ne pas mettre en péril la coalition internationale qui avait soutenu l'opération militaire.Une décennie plus tard, George W. Bush n'avait pas tenu compte des avertissements prodigués par le même Colin Powell, devenu son secrétaire d'Etat. Il s'est lancé dans la guerre en Afghanistan puis en Irak sans savoir quand ni comment il en sortirait.Y a-t-il une «stratégie de sortie» en Libye ? Il semble que non. Sous l'impulsion de la France et avec une résolution du Conseil de sécurité votée dans des délais record compte tenu des habitudes de l'ONU, une coalition hétéroclite a lancé des frappes aériennes sur les troupes et les installations du régime Kadhafi, sans trop se soucier des lendemains. Il est vrai qu'il y avait urgence. A quelques heures près, l'intervention des avions français a empêché les forces loyalistes à prendre Benghazi, le bastion des insurgés, auxquels le «guide» avait promis un bain de sang. Une coalition bien floue Mais l'opération a été déclenchée alors que subsistaient d'importantes incertitudes. Qui participe à la coalition ? Une des conditions posées par Nicolas Sarkozy (et l'Union européenne) était le soutien de pays arabes et de l'Union africaine. L'Union africaine a disparu. Quant aux pays arabes, ils se résument au Qatar qui a envoyé quatre chasseurs…en Crête. Après avoir approuvé l'intervention, la Ligue arabe a des états d'âme. Des pays européens, telle la Norvège, sont dans l'expectative en attendant que soit définie la place de l'Otan dans le commandement.C'est en effet une autre question en suspens : qui coordonne les opérations ? Réponse actuelle : les Américains depuis leur base de Ramstein en Allemagne. Ils veulent passer le relais à l'Otan, ce dont la France ne veut pas. Nicolas Sarkozy et Barack Obama auraient trouvé un compromis. L'Otan apporterait un soutien à la coordination des opérations mais ne l'assumerait pas entièrement. En revanche, l'Organisation atlantique serait chargée de faire respecter l'embargo maritime sur les livraisons d'armes à la Libye.L'Allemagne, qui ne veut pas participer de près ou de loin à l'intervention, a immédiatement retiré ses bâtiments croisant en Méditerranée du commandement de l'Otan. Ce qui ne l'a pas empêchée d'approuver la déclaration de l'UE soutenant la résolution 1973 du Conseil de sécurité. Comprenne qui pourra !Le plus grand flou règne sur l'objectif politique de l'intervention. Officiellement, il s'agit d'appliquer la résolution du Conseil de sécurité, toute la résolution mais rien que la résolution. Celle-ci autorise à «prendre toutes les mesures nécessaires […] pour protéger les populations civiles […] tout en excluant le déploiement d'une force d'occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n'importe quelle partie du territoire libyen». C'est le ciment de la coalition. Quels buts de guerre ? Toutefois, le ministre français des Affaires étrangères Alain Juppé a été plus franc : «Ne nous racontons pas d'histoires, a-t-il dit. Il est bien évident que le but de tout cela, c'est de permettre au peuple libyen de choisir son régime, et je n'ai pas le sentiment que le choix se porterait sur le colonel Kadhafi.»L'objectif implicite est donc le changement de régime en Libye. Peut-on y parvenir avec seulement des frappes aériennes ? Après quelques jours de bombardements, il est trop tôt pour le dire. Il avait fallu 80 jours de raids aériens sur le Kosovo et la Serbie, en 1999, pour faire plier Milosevic et encore n'a-t-il perdu le pouvoir à Belgrade que quelques mois plus tard. Au-delà de la stricte protection des populations civiles demandée par l'ONU, les frappes alliées peuvent aider les insurgés à regagner du terrain sur les forces de Kadhafi. Cependant, l'enthousiasme et le courage des «Chebab» ne compensent pas leur manque d'organisation et de formation. Leur livrerait-on des armes qu'il faudrait encore qu'ils apprennent à s'en servir efficacement. Si le conflit s'enlise, ne risque-t-on pas de voir ressurgir une discussion sur l'envoi de troupes au sol, comme ce fut le cas au moment de la guerre du Kosovo ?Les frappes aériennes peuvent démoraliser les troupes de Kadhafi, en particulier les mercenaires africains dont l'attachement au «guide» ne doit guère aller au-delà de la solde qu'il leur verse. Ajoutées aux sanctions et aux menaces de déferrement devant la Cour pénale internationale, elles peuvent aussi inciter des proches du colonel à l'abandonner avant qu'il ne soit trop tard.Les Américains laissent entendre que des émissaires du régime parcourent le monde afin de chercher une solution négociée à la crise. La première condition serait que Kadhafi ordonne et respecte un cessez-le-feu complet, comme le demande le Conseil de sécurité de l'ONU. Devant l'Assemblée nationale, le Premier ministre François Fillon a affirmé que la campagne aérienne pouvait s'arrêter à tout moment si le dirigeant libyen se conformait aux exigences de la communauté internationale. Pas de questions officiellement posées Négocier, mais négocier quoi? La démission de Kadhafi en échange d'un exil sûr, au Venezuela chez son ami Chavez, par exemple ? Un partage du pouvoir avec le Conseil national de transition que Nicolas Sarkozy a reconnu comme représentant légitime du peuple libyen ?Des élections libres qui, comme le pense Alain Juppé, aboutiraient à la défaite de Kadhafi ? Voire une partition du pays entre l'ouest autour de Tripoli qui resterait sous le joug du «guide» tandis que la Cyrénaïque et sa capitale Benghazi seraient confiées aux dirigeants de l'insurrection dont on ne connaît pas vraiment les intentions ?Toutes ces questions occupent les diplomates sans qu'elles ne soient officiellement posées. Un «comité de pilotage politique» devrait réunir aujourd'hui les principaux participants à la coalition. Une semaine après le début des opérations militaires, il était grand temps. D. V. *Daniel Vernet, journaliste, ancien directeur de la rédaction du Monde et spécialiste des relations internationales. Il a écrit de nombreux livres dont récemment Petite histoire de la chute du communisme. In Slate.fr