On ne badine pas avec l'atome. La surchauffe ardente d'un réacteur à Tchernobyl, en Ukraine, le confirme. Attribué à une banale «erreur humaine», l'accident, dégénérant sur-le-champ, a été circonscrit à grand-peine. Déjà, en 1979, un drame identique, bien que moins grave dans ses conséquences immédiates, avait secoué la centrale de Three Mile Island, aux Etats-Unis. Que les deux nations les plus puissantes de la Terre, apparemment expertes en ce domaine, aient essuyé ces sérieux revers, premiers du genre, ne manque pas de troubler. La maîtrise du nucléaire, où que ce soit, implique une vigilance de tous les instants, en particulier des connaissances et une culture à la mesure de cette technologie dangereuse. Sont-elles bien partagées dans le monde? A ce jour, l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), qui siège à Vienne, a dénombré 345 réacteurs civils. En service dans 26 nations, ils ont fourni quelque 220 000 MWe l'an dernier. Malgré son importance, cet arsenal pacifique s'accroît encore. Pour assurer en 1990 une production approchant 400 000 MWe, garante de «l'émancipation énergétique» que défend Helga Steeg, directrice exécutive de l'AIEA., il faudrait 180 centrales de plus. Les démarcheurs des constructeurs et exportateurs s'étant démenés depuis dix ans, ces piles en surnombre montrent le nez, commandées ou en voie d'édification. Tous s'y mettent. Même des pays au développement difficile qu'étranglent pourtant les contraintes financières, tels le Pakistan, Cuba, le Brésil ou le Mexique. Sans doute le «syndrome des technologies nouvelles», comme l'appelle le physicien argentin G. Sabato, ce souci de coller quoi qu'il en coûte aux industries stratégiques, surtout lorsqu'elles cousinent avec l'atome militaire. Un autre Tchernobyl ne peut être exclu Alors... Déjà 345 bombes en puissance ? Bientôt 525 ? Le Pr. Pierre Pellerin, directeur du Service central de protection contre les radiations ionisantes (Scpri), explique qu'il ne sied pas d'assimiler les centrales à des projectiles. Principe physique de base : les bombes exigent de l'uranium enrichi à 90%. Celui que consomment les réacteurs civils ne dépasse guère 4 ou 5%. Ce qui suffit néanmoins, lors d'un accident grave, pour déclencher en chaîne une prompte contamination silencieusement mortelle. Or, les alertes se multiplient autour des piles nucléaires. «Entre 1971 et 1984, dans quatorze pays non communistes, 151 incidents préoccupants», révèle un rapport américain présenté, le 30 avril dernier, par le sénateur John Glenn, de l'Ohio. Rédigée par Tom Flaherty, du service de contrôle des comptes du Congrès, cette étude précise que «le problème de la sécurité nucléaire dans d'autres pays que les Etats-Unis devient inquiétant». En bref, 44 des 56 nations consultées en 1982 ont répondu qu'«elles n'étaient sans doute pas équipées pour affronter seules une calamité provoquant d'importantes émissions radioactives». Nul ne le conteste, les Américains s'y entendent en nucléaire civil. Depuis 1957, moment où fut mis en divergence leur premier réacteur, ils ont consacré 150 milliards de dollars à tenter de mater cette énergie fantasque. Avec une centaine de centrales, que renforceront prochainement les 33 autres qu'ils érigent, ils produisent actuellement 86 000 MWe, soit 15% de leur électricité. Non sans tourments, non sans casse ! En juin 1985, une enquête télévisée de la chaîne ABC a dévoilé que ces piles avaient connu 5 060 «complications» en 1983. Mineures pour la plupart. Mais certaines ont obligé à stopper les réacteurs. Dans 27 cas, les ingénieurs n'ont pu trouver de solution...Selon la Commission de réglementation, qui contrôle l'utilisation civile de l'atome aux Etats-Unis, «les risques d'un ‘‘flap'' comparable à celui de Three Mile Island, lors des deux prochaines décennies, sont de 50%» ! Un constat identique a été dressé, au Canada, par Dig Domaratzki, directeur de la réglementation des réacteurs à l'Atomic Energy Control Board : «Un drame comme celui de Tchernobyl ne peut être exclu avec l'une de nos 18 centrales à eau lourde et uranium naturel.» L'expérience accumulée outre-Atlantique montre, en effet, que l'usure des chaudrons atomiques électrogènes semble plus rapide que ne le pensaient les concepteurs. Un tiers des réacteurs sont fréquemment à l'arrêt, aux Etats-Unis, pour défaillances. Certaines intéressent les soupapes et les vannes, qui se bloquent sur les circuits d'eau et de vapeur. D'autres atteignent les générateurs de vapeur, qui se bossellent par compression, s'érodent par frottement, se piquent puis rouillent, quand ils ne se fissurent pas à la suite de trop fortes contraintes. Parfois, les problèmes concernent les cuves d'acier qui contiennent les réacteurs. Les neutrons irradient les parois, contribuant à les fragiliser. Après quinze années de marche à pleine puissance, l'état de certaines des cuves justifierait une salutaire réforme. Mais que faire? Cinq centrales américaines, sur les 17 édifiées entre 1957 et 1972, sont en attente de démantèlement. Nul n'ose y porter la pioche, le chalumeau, le bulldozer. Des monuments délétères... Qu'en est-il en France ? Impavide devant les interrogations qui montent, en Europe comme aux Etats-Unis, à propos de la qualité de la maintenance du nucléaire et des risques que multiplie son expansion, la France tire orgueil de sa situation. Son parc rassemble 40 centrales à eau pressurisée, deux surrégénérateurs, 4 réacteurs à graphite-gaz bien vieillissants; 18 autres unités, en construction, le renforceront. En 1984, un grand cru, elle a tiré de l'atome 58,7% de son énergie électrique, précédant la Belgique, 50,8% ; la Finlande, 41,1% ; la Suisse, 36,5% ; la Bulgarie, 28,6% ; la République fédérale d'Allemagne, 23,2%, et le Japon, 22,9%. Elle fait également envie aux Etats-Unis, qui lui concèdent le ruban bleu en matière de sécurité. Sur 500 inspections du Service de sûreté des installations, en 1985, 355 ont concerné les centrales domestiques. Le Pr Pellerin, installé au Vésinet, entretient 130 stations de surveillance des radiations sur l'ensemble du territoire. Ses détecteurs sont souvent embarqués sur des avions long-courriers. Dans un mois, il disposera d'un wagon spécial, électronisé, informatisé, d'où l'on coordonnerait la sauvegarde des populations en zones éventuellement irradiées.» «Cette maîtrise découle d'un contrôle étatique rigoureux», disent les Américains. Elle est facilitée par la normalisation des centrales, si l'on excepte les surrégénérateurs. Aux Etats-Unis, champ privilégié de la libre concurrence, les piles accumulent les différences, ce qui rend pratiquement inopérant tout code de sûreté. Toutefois, l'avantage dont bénéficie la France est à la merci d'un drame à la Tchernobyl. Qu'un accident sérieux frappe l'une des centrales, contraigne à réviser ce modèle, à l'arrêter, et c'est la quasi-totalité du parc qu'il faudrait, par précaution, immobiliser aussi. Plus d'électricité nucléaire... La «santé» des réacteurs français, encore jeunes, rassure. Mais pour combien de temps ? Ce matériel, on l'a vu, ne joue pas les centenaires. Déjà des incidents sont apparus, notamment au Bugey, à Gravelines, à Fessenheim : fissures et ruptures des broches de fixation servant aux barres de combustible, atteintes des câbles électriques en PVC dues au rayonnement, fragilisation des sécheurs-surchauffeurs aux turboalternateurs, vieillissement accéléré et traces de corrosion se manifestant aux générateurs de vapeur. A Chooz, dans les Ardennes, c'est l'état de la cuve du réacteur qui préoccuperait. En ce domaine, 1982 aura été une année noire : le taux de disponibilité du parc national est tombé à 52%, pour 58% en 1981 et 60% en 1980. Dépourvue d'amples ressources énergétiques fossiles, la France ne pouvait s'arrêter par manque d'électricité. Elle a choisi l'atome. Afin de ne pas souffrir du nucléaire, elle s'impose de toujours le contenir. Avec lui, le risque devient une seconde peau. Il peut être faible, il n'est jamais nul. P. A. In l'express.fr du 26 avril 2011