D'entrée de jeu, un point d'ordre s'impose. Quand on évoque, en effet, l'Union des étudiants algériens, il faut lui adjoindre nécessairement le qualificatif «historique» pour la distinguer de l'UNEA actuelle, créée après l'ouverture démocratique de 1989 par des étudiants proches de l'ex-parti unique FLN. Ce détournement abusif de sigle n'a jamais soulevé la moindre protestation des anciens glorieux militants de l'Union dont la lutte pour l'autonomie syndicale, admirable à plus d'un titre, a préparé le terreau fertile du syndicalisme autonome d'aujourd'hui. Fort de cinquante-trois syndicats qui ont créé de nouvelles pratiques de lutte, ce syndicalisme frondeur est un avatar heureux d'une UNEA historique qui a défendu farouchement son autonomie d'organisation malgré une féroce répression menée par la police politique représentée alors par l'implacable Sécurité militaire (SM). Les luttes sociales sous la bannière de ce syndicalisme libre font le lit de la démocratie politique de demain. Dès l'indépendance de l'Algérie, la question de l'autonomie syndicale à l'égard du pouvoir se posera au niveau de la centrale UGTA et de l'UGEMA, l'Union générale des étudiants algériens qui deviendra l'UNEA historique après son quatrième congrès à Alger, le 23 août 1963. Le pouvoir, issu d'un coup de force contre le GPRA et l'ALN de l'intérieur, mènera une lutte impitoyable contre les syndicalistes de l'Union générale des travailleurs algériens qui défendaient le principe de l'autonomie syndicale par rapport au FLN. Pour le régime, le parti unique commande les organisations de masse (OM) et pour grande partie, voire totalement, l'action syndicale : jeunes, lycéens, étudiants, femmes, unions professionnelles, mutuelles, clubs sportifs et de loisirs L'UNEA historique ne pouvait donc échapper à l'éteignoir sécuritaire et à l'étouffoir politique. Mais de 1963 au 18 janvier 1971, date de sa dissolution par le régime du colonel Houari Boumediene, le pouvoir aura eu du mal à la «normaliser». Contre tout caporalisme Pourtant, l'UNEA ne fut jamais un adversaire politique du régime. Loin s'en faut. L'Union, renforcée notamment par des étudiants issus des rangs de l'ancien PCA, le Parti communiste algérien, et de l'ORP, l'Organisation de la résistance populaire, avait soutenu les choix idéologiques du régime. Les convergences entre l'organisation estudiantine et le régime révolutionnaire se traduisaient par un soutien critique à ses options de développement national et à sa ligne anti-impérialiste. Mais l'UNEA, qui a pu s'affranchir de toutes les tentatives de caporalisation par le mouvement communiste, rejetait de façon catégorique toute tutelle du pouvoir et toute subordination au FLN, transformé alors en «appareil du parti», béquille politique du nouveau régime militaire. L'UNEA était sur une ligne nationaliste de progrès. Sa lutte inlassable pour son autonomie à une époque où l'Algérie comptait 2 700 étudiants inscrits à la rentrée universitaire de 1962 et une seule université, celle d'Alger, s'exprimait par des critiques des politiques menées dans tous les secteurs, principalement dans l'enseignement supérieur. Elle se prononçait en même temps pour «une culture nationale révolutionnaire et scientifique», reprenant en cela le mot d'ordre du Programme de Tripoli de la révolution algérienne. La Centrale syndicale rejettait une réforme démocratique de l'enseignement supérieur et rejette tout corporatisme en liant la défense des intérêts des étudiants et leur engagement politique aux côtés des masses populaires. L'accent était toujours mis sur l'implication effective de la communauté étudiante dans le processus de développement du pays. L'UNEA participait d'abord à la gestion de la vie estudiantine à travers les comités d'université. Elle protestait à chaque occasion pour manifester le désarroi des étudiants et demander à chaque fois de meilleures conditions sociales et pédagogiques. Elle s'est engagée ensuite dans un élan de solidarité nationale à l'égard de la population, en nouant des liens avec la société rurale à travers les CAREC, les Comités d'action révolutionnaires des étudiants à la campagne, et le monde ouvrier par le biais d'un travail d'instruction et de mobilisation prolétaire. Un engagement qui préfigurait déjà le volontariat aux côtés des masses paysannes et rurales dans le cadre de la Révolution agraire lancée en 1973. Ses actions politiques tentaient de rassembler dans une mystique politique commune l'ensemble des étudiants, d'obédience communiste, révolutionnaire, baathiste ou libérale, l'islamisme, même d'essence algérianiste, n'ayant pas encore droit de cité car il n'avait pas encore quitté les tapis de prière. Pour marquer sa présence, l'UNEA mettait à contribution tous les évènements survenant sur la scène politique nationale ; défilé militaire du 1er Novembre et fête d'indépendance, campagnes de reboisement auxquelles vont participer un grand nombre d'étudiants et occupation massive de la rue à l'occasion de divers meetings. Chaque manifestation faisait l'objet d'une préparation minutieuse. Afin de mobiliser le maximum d'étudiants, des réunions d'information et des conférences sont organisées par le Comité de section dans les locaux de l'Université d'Alger ou la cité universitaire. Proximité politique et action pédagogique Ce travail de proximité politique aux vertus pédagogiques indéniables n'empêchait pas l'UNEA de revendiquer, par ailleurs, une participation à l'élaboration des choix politiques, la construction de l'Etat de droit et une présence active dans le vaste mouvement de reconstruction nationale. Mais le pouvoir ne l'entendait pas de cette oreille. Tout en ayant conscience des avantages qu'il pouvait tirer d'une UNEA portant et amplifiant les points de convergence du discours du régime, il ne voyait en elle qu'une simple courroie de transmission, une caisse de résonance politique et un agent de développement docile et dévoué. De son point de vue, toute autonomie syndicale était subversive et toute action sociale en dehors de l'UGTA et du parti unique représentait un danger politique pour le régime. La volonté autonomiste de l'UNEA et sa ligne d'engagement progressiste sont, certes, à la base de la dure répression qui s'abattra sur ses militants de 1965 à 1971. Mais il y avait entre elle et le régime boumédiéniste un cadavre politique : l'organisation estudiantine avait refusé de cautionner le coup d'Etat du 19 juin 1965 et l'avait même dénoncé en manifestant avec les anti-putschistes à Alger. S'en est suivie alors une répression systématique des étudiants et l'arrestation au Maroc de son leader emblématique Houari Mouffok, qui sera torturé par des nervis de la Sécurité militaire. Cette répression s'est traduite par les arrestations de militants, la torture et l'enrôlement de force dans les rangs du service militaire. Aucun espace de contestation sociale ou politique ne pouvait être concédé par un régime qui avait lui-même ses difficultés internes : immobilisme et stagnation politique et économique, détérioration du pouvoir d'achat, augmentation du chômage, affrontement de diverses tendances au sein du gouvernement et du Conseil de la révolution. Au clan d'Oujda qui prit tout le pouvoir en 1965, s'opposait le groupe du colonel Tahar Zbiri. Cette tension avait atteint son paroxysme en décembre 1967, à la suite de la décision du président Houari Boumediene de réorganiser le FLN. Et, surtout, d'en confier la direction à l'un de ses fidèles lieutenants, Kaïd Ahmed, et de supprimer le secrétariat exécutif, dont trois membres sur cinq constituaient le fer de lance de l'opposition interne, ce qui constituait une véritable provocation à l'adresse du colonel Tahar Zbiri. L'affrontement est inévitable et éclate dans la nuit du 14-15 décembre 1967. L'insurrection menée par le colonel Zbiri, alors chef d'état-major de l'armée, est neutralisée de manière sanglante à El Affroun. L'équipe autour du président Boumediene décide, enfin, de renforcer son emprise sur les principaux organes de la vie publique. Les mutations au sein de la hiérarchie militaire, les mises en garde à l'adresse des syndicats, la subordination étroite au parti FLN des organisations de masse ont constitué les principales manifestations de cette volonté. L'UNEA, malgré sa farouche obstination à demeurer autonome et à sauvegarder sa liberté d'expression, ne pouvait pas échapper au rouleau compresseur de la normalisation en marche. Slimane Klata et le pas dans le précipice Celle-ci sera confiée à Kaïd Ahmed, surnommé Slimane Klata (l'homme qui éclate, pas de rire, mais de colère révolutionnaire). Toutefois, cette reprise en main n'est pas allée sans rencontrer de sérieuses difficultés. En effet, si le nouveau responsable du parti unique, M. Kaïd Ahmed, put imposer rapidement son autorité aux syndicats ouvriers, en s'appuyant notamment sur la police politique, sa décision d'organiser sous le contrôle du parti des élections au sein de l'UNEA s'est heurtée à la vive opposition des étudiants. Meetings, grèves à répétition et humour corrosif et subversif furent leurs armes face à la machine répressive du pouvoir incarné, aux yeux des étudiants, par le visage massif du colonel Slimane Klata. C'est à eux qu'on impute un florilège de blagues brocardant la ruse politicienne ou l'inintelligence politique d'un Kaïd Ahmed devenu la tête de turc d'étudiants subversivement satiriques et pasticheurs jamais à court d'imagination. C'est à l'un d'eux qu'on doit, par exemple, la savoureuse : «En 1962, nous étions au bord du précipice, depuis, nous avons fait un pas en avant.» Ces galéjades, tirées comme des missiles sol-sol contre le représentant du régime d'alors et l'ensemble des actions de lutte de l'UNEA historique, ont permis l'enracinement de l'idée de l'autonomie syndicale à l'université et bien au-delà, semant en profondeur dans la société l'idée de liberté. N. K.