Avez-vous lu le discours qu'Ignacio Lula da Silva a prononcé, le 30 juin, au sommet de l'Union africaine ? Peut-être l'avez-vous lu ? Des centaines de millions d'hommes directement concernés par ce discours n'en ont pas entendu parler. Les médias dominants - on les appelle «mainstream», mais que veut dire exactement cette expression ? - l'ont complètement étouffé ou écrasé. Les médias dominants algériens aussi, les publics comme les privés, qui ont focalisé sur Kadhafi. L'agression colonialiste de la Libye aura aussi servi à cela. Etouffer la voix d'un dirigeant qui reflète réellement une vision stratégique de son pays en tant qu'Etat et surtout en tant que vision consensuelle entre la bourgeoisie brésilienne et le bloc ouvrier et paysan dans toutes leurs composantes idéologiques et sociales que le Brésil ni son capitalisme ne peuvent se développer sans profiter à l'ensemble des classes sociales. Et le Brésil ne peut le faire que s'il «creuse son trou» dans les échanges mondiaux, c'est-à-dire sans que l'Etat brésilien n'a assure au capitalisme brésilien les moyens de s'imposer contre les autres capitalismes dominants. C'est bien cela le rôle de l'Etat aussi : assurer à un pays et à ses classes dirigeantes une présence internationale ? Bien sûr ! Que font donc les armées euro-américaines et leurs corps expéditionnaires et leur «projection à l'extérieur» comme aiment à le dire les Français. C'est ce consensus qui explique le soutien de la bourgeoisie brésilienne à Lula puis à Dilma Roussef comme représentant des travailleurs brésiliens et base politique la plus solide d'une résistance nationale aux pressions extrêmes que font peser sur les ambitions de ce pays les USA et le capitalisme financier furieux de voir lui échapper un si vaste gisement de profits. Ignacio Lula da Silva n'est pas allé par quatre chemins. Le développement de l'Afrique ne peut advenir sans que notre continent entre de plain-pied dans un autre système d'échange et sans une condamnation sans rémission des rapports coloniaux et de leur perpétuation dans les termes actuels de l'échange. Et le Brésil se présente comme partenaire pour sortir l'Afrique du cycle infernal et à ce jour interminable des rapports coloniaux. La création d'un Institut Brésil-Afrique est assurément un coup d'accélérateur à l'amplification de la présence brésilienne en Afrique et à ses échanges avec notre continent. La guerre de reconquête coloniale faite à la Libye a permis de masquer le côté profondément ironique de cette présence brésilienne relevée par l'élégance du langage de Lula : tout ce cinéma de l'agression en Libye comme au Soudan ne représente qu'un maillon de la guerre pour stopper l'expansion africaine de la Chine et d'autres aspects non moins stratégiques mais secondaires à cet objectif et voilà que ces chefs d'Etats africains - même ceux pré-élus par la Françafrique - ovationnent un autre concurrent encore plus redoutable par l'avantage de racines africaines pleinement épanouies au pays «poivre et cannelle» de J. Amado. Madame Clinton avait pourtant averti les dirigeants africains des menaces du «colonialisme chinois» et des dangers à garder de l'amitié à Kadhafi ! Pour le plaisir de la pure spéculation philosophique, de quoi accusera-t-on l'avancée africaine - communiste ou colonialiste - d'un pays solidement capitaliste et sans conteste dans les standards de la démocratie représentative ? Avec cette percée politique, le Brésil deviendra une puissance «acclimatée» en Afrique. Cela nous fera tout drôle. Nous étions habitués à l'Afrique française du Nord ou de l'Ouest ; à l'Afrique anglaise ou belge ou lusitanienne ; c'est-à-dire à une Afrique dont l'Europe aura marqué le territoire au point de créer une toponymie, etc. Le grand changement est que nous ne pourrons quand même pas parler d'Afrique brésilienne ou chinoise ou indienne. Car, quoi qu'en dise Madame Clinton, ni les Chinois ni les Brésiliens, et encore moins les Indiens ne portent ce projet et cette intention de s'approprier le territoire et donc d'exproprier les Etats nationaux actuels. Le Brésil a renforcé sa présence passant de 6,3 milliards de dollars en 2003 à 20,56 milliards en 2010. Il a noué des partenariats dans les mines et dans le secteur de l'énergie et lancé le programme de la révolution verte pour la sécurité et l'autosuffisance alimentaire. Africains et Brésiliens insistent conjointement sur les atouts et facteurs culturels de rapprochement. Ce n'est pas rien de se retrouver face à une puissance avec qui la relation est libre des contentieux racistes. C'est également le cas de l'Inde avec ses trente milliards de dollars d'échanges et les perspectives ouvertes pour la formation, l'éducation, etc. L'Inde a évidemment besoin de pétrole tout comme la Chine qui a dépassé, avec 114 milliards de dollars, toutes les autres grandes puissances. L'addition des échanges avec les Bric (Brésil, Russie, Inde, Chine) montrent nettement que l'Afrique n'est plus européenne et cela alors que la position dominante de l'Europe s'accompagnait aussi d'une présence et d'une activité militaires permanentes qui sont venues renforcer l'exécution des premiers programmes de l'Africom. Cette tendance générale s'appelle, en termes clairs, un déclin. C'est le déclin de l'Europe et à l'intérieur de l'Europe, c'est singulièrement le déclin de la France néocoloniale. On peut comparer les difficultés et les engagements actuels sur le terrain et la facilité avec laquelle la Françafrique gérait ses affaires, celles d'Elf et de Total et celles de l'uranium, etc. La conscience d'une perte de vitesse de la Françafrique est toute entière dans le livre blanc de la défense française avec deux clés pour sa compréhension : professionnaliser l'armée pour la rendre moins citoyenne et moins sensible à l'emprise du capital financier, la réorganiser pour la projeter dans des théâtres extérieurs d'opération. Visiblement, ce qui est vrai pour les USA qu'il ne leur reste désormais que leur suprématie militaire pour conserver leur leadership, est pathétiquement évident pour la France du grand capital financier. Elle n'a vraiment que ses détachements extérieurs au nom de prédateurs comme «Epervier» et autres noms de rapaces. Pendant qu'Ignacio Lula da Silva renforçait les actions capables de changer durablement les rapports des forces en Afrique entre les agressions coloniales directes des puissances déclinantes et la montée en cadence des puissances émergentes, les médias dominants qui ont celé l'événement nous bassinaient avec la grande offensive contre Tripoli. Hier, le «chef rebelle» a annoncé avoir reçu le «feu vert» de l'OTAN pour foncer sur Tripoli - vous avez bien lu «feu vert de l'OTAN», et de son côté l'OTAN a annoncé des bombardements intensifs sur toutes les positions de l'armée légale de Libye autour de Bir El Ghanem. Ces deux moments donnent une belle image de la notion d'inflexion. Face à Lula conforté par le consensus brésilien et qui avance avec des propositions de paix et de développement novatrices et étrangères aux dogmes et médications du FMI, il ne reste à Sarkozy, pour maintenir la France dans un train de vie qu'elle ne peut plus assumer, qu'à reprendre les guerres coloniales et assurer par le pillage ce qu'elle ne peut assurer par le travail de ses hommes pourtant si habiles et si créatifs et si intelligents mais pris en otage de pouvoirs au service exclusif des profits des banquiers et avec les méthodes de gangsters que nécessite le vol ou le pillage. Il ne reste que cette méthode à Cameron dans une Angleterre menacée de la pire régression sociale et de la cessation de paiement vers laquelle l'ont guidé fermement les profits de la City. Hier encore, les agences de notation ont abaissé la note des dettes souveraines du Portugal. On nous avait soigneusement enfoui ce candidat au malheur de la régression. L'Europe n'en avait pas fini avec le défaut de paiement de la Grèce qu'elle a essayé d'écarter dans une sorte d'exorcisme du prêt pour rembourser les prêts que cet Etat a contractés pour faire la fortune et le bonheur des banquiers et que ses travailleurs doivent rembourser à leur place que l'abcès portugais qu'on avait cru résorbé par un vote à droite se remet à la suppuration. Derrière la campagne guerrière de l'OTAN pour exécuter le plan américain de la partie fine d'échec avec la Chine - que Sarkozy a si mal comprise avec son zèle de candidat au rôle de Caïd en Méditerranée (comment qualifier le langage d'un dirigeant qui veut cinquante milliards sur nos cent quatre-vingt dédiés au plan quinquennal ; il est notre «protecteur» ?) - s'approfondit de jour en jour la crise économique qui mettra le feu dans leurs arrières. Déjà l'argent volé au peuple libyen - car cet argent n'est pas celui de Kadhafi mais d'institutions libyennes - ne suffira pas à combler le trou grec. Celui qui s'ouvre au Portugal annonce les dominos espagnol et italien mais surtout annonce le domino français. Cette crise inexorable dont les ondes se rapprochent en créant un tourbillon social dans lequel sombrent tous les progrès sociaux qui ont calmé les travailleurs européens et les ont mis du côté de leur capitalisme et leur colonialisme. Déjà la Grèce va ressembler demain à un pays misérable du tiers monde pour ce qui est des prestations sociales, de la santé et de l'éducation. Déjà la pauvreté frappe de nouvelles couches aux USA en élargissant «le quart-monde» de la misère. Comme ils ne peuvent rien faire contre la crise sans faire contre les banquiers qui les ont mis au pouvoir, les Sarkozy and Co font n'importe quoi, n'importe où pourvu qu'ils donnent l'illusion du mouvement et qu'ils le donnent là où se trouve le pèze du pétrole. Cela fait une sacrée différence entre des BRIC qui gagnent échelon par échelon leur place en Afrique dans une vision stratégique, novatrice et partenariale et d'anciens colons contraints de se démasquer et d'avancer sous leurs véritables couleurs du pillage et du racket. L'OTAN pourra-t-elle arrêter le Brésil, l'Inde, la Chine d'avancer sur nos terres africaines, Libye comprise, avec la seule politique de la force ? Si oui, à quel prix pour tous ? M. B.