Par petites touches successives, timidement et lentement, les autorités algériennes organisent une riposte, tardive mais bienvenue, à la prolifération de la fatwa sauvage sur Internet, dans les journaux arabophones et dans certaines mosquées. En attendant la création d'une Maison de la fatwa et du poste de mufti de la République par le chef de l'Etat, seul a en décider dans le cadre des réformes politiques annoncées, le ministère des Affaires religieuses et le haut Conseil Islamique, conjointement ou alternativement, ont mission d'éclairer la foi et la pratique religieuse. Pour sa part, le ministère du Culte, qui dispose depuis l'été 2010 d'une banque des avis religieux autorisés, sous forme d'un site Web (marwakf-dz.org), vient d'élever au rang de «mosquées référentielles» 15 lieux de prières très fréquentés dans autant de wilayas du pays, notamment à Alger, Oran, Constantine, Jijel et Ouargla. Ces mosquées de référence, appelées aussi «mosquées-pôles», sont autorisées à fournir des réponses aux questions des fidèles, conformément à l'orthodoxie malékite en vigueur dans les pays du Maghreb. Ces mosquées expérimentales, serviront de laboratoires théologiques et de bancs d'essai spirituels avant la création du poste de Mufti de la République et la future mise en place de Dar El Fatwa qui pourrait s'appeler aussi le Haut conseil de la fatwa, selon des sources dignes de foi. Les imams et autres docteurs de la foi qui s'y distingueraient, feraient partie de la future Maison de la fatwa. Parallèlement, sur le site du ministère des Affaires religieuses, à la rubrique «banque des fatwas», on dénombre, sous 24 chapitres, 470 avis religieux rendus depuis la création de cette banque de données. L'Algérie aura donc mis près d'un demi-siècle pour prendre sérieusement en charge la question de la fatwa laissée en jachère et à la merci des prêcheurs improvisés depuis l'indépendance du pays. La dilution du pouvoir d'émission de l'avis religieux entre l'Administration et un conseil supérieur d'oulémas choisis par le président de la République, n'était pas en soi une bonne idée. L'action de ces deux instances religieuses officielles, celle de corriger les fausses lectures des préceptes de l'Islam, n'a pas, en effet, empêché le développement de discours religieux tout à fait étrangers au malékisme jugé tempéré par rapport à certains rites sunnites. Prédicateurs incultes et ignares Le champ de la fatwa, peu occupé par les pouvoirs publics qui avaient davantage le souci de contrôler les sermons, déstructuré et livré à des prédicateurs improvisés, généralement incultes et souvent ignares, a alors vite répandu une pensée religieuse obscurantiste, particulièrement radioactive. Eclatée telle une bombe à fragmentations, cette vulgate sauvage a alors fait le lit du fanatisme et de l'intégrisme religieux. N'importe comment, n'importe où et sur n'importe quel sujet, n'importe qui s'improvisait ayatollah, prêcheur, prédicateur, sermonneur, imam, ouléma, jurisconsulte, exégète, et, le plus souvent imprécateur, gardien des feux sacrés de la géhenne. Toujours, au détriment de l'érudit musulman du rang le plus élevé, seul à même de rendre le jugement légal dans le rite auquel il s'attache. Il n'était donc pas surprenant de voir dans les années 1980 et 1990 émerger des illuminés prêchant un islam qui aurait été folklorique s'il n'était pas dangereux. On y vit, entre autres, un célèbre tôlier et un fameux marchand de poulets éviscérés s'attribuer le titre d'émir des croyants. Et, de diriger surtout des groupes armés qui se sont appliqué à réislamiser la société par l'usage de la terreur systématique. La presse arabophone, notamment durant les années 2000, a eu également sa part de responsabilité dans la propagation d'une pensée religieuse vénéneuse. Elle y contribua activement en ouvrant ses pages à des muftis de tout bord, se faisant notamment le relais de prédicateurs cathodiques orientaux qui désorientent les lecteurs par des avis religieux accommodés à toutes les sauces intégristes. Mais les journaux arabophones, précisément les plus en vue, ne sont pas les seuls sur le marché de la fatwa. Il y a également les web-prédicateurs et les prêcheurs cathodiques, nettement plus influents. Leur efficacité se mesure aussi à l'aune de la faiblesse de la régulation institutionnelle du prône et de l'exégèse religieux. Egalement, en fonction de l'incapacité de la société et de l'université algériennes à produire des références et des référents islamiques dignes de ce nom, crédibles et légitimes. Le vide et le défaut ont rapidement détourné les Algériens, notamment les jeunes, vers les chaînes de télévision arabes qui soumettent les pratiquants, peu au fait des subtilités du fiqh linguistique et religieux, à un bombardement systématique à coup de fatwas obscurantistes dont certaines sont des chefs d'œuvres ahurissants ! Sur les plateaux de ces stations thématiques, des imams prolixes et prolifiques, généreusement rétribués par les monarchies pétrolières du Golfe, prêchent un islam salafiste qui confond orthodoxie religieuse et wahhabisme rétrograde. L'engouement des Algériens pour des chaînes comme Iqra, Errissala, al-Houda et al-Madina, et la fascination exercée sur eux par des Tareq Essouwaïdane, Othmane el-Khamis, Slimane Jbilane, ou encore par l'Algérien Abdelmalek Ramdani, installé désormais en Arabie Saoudite, et bien d'autres fous du sermon enflammé, dessinent en creux l'absence d'une offre religieuse algérienne attractive et concurrentielle. Fatwas abracadabrantesques ! L'impact des fatwas officieuses et l'influence extraordinaire des muftis de la marge, c'est-à-dire des émetteurs de fatwas en ligne ou sur le satellite, sont tels qu'ils conditionnent aujourd'hui le moindre acte de la vie quotidienne des gens. Même si, des fois, leur caractère caricatural peut être loufoque et invraisemblable. Qu'il s'agisse de se marier, d'acheter une voiture ou un terrain, de commercer, d'émigrer à l'étranger, ou de la pratique cultuelle ritualisée, la quête d'un avis plus autorisé que l'avis autorisé d'un imam officiel, est monnaie courante. Aussi incroyable que cela puisse paraître, des épouses de salafistes, se sont plaintes à cheikh Chemssedine Bouroubi, prédicateur algérien connu, du fait que leurs maris aient voulu les contraindre, sous la menace de les répudier, à donner le sein à certains de leurs invités. Cette exhortation impérative était inspirée par une fatwa de l'Egyptien Izzat al-Attiyah qui avait préconisé l'allaitement féminin des adultes comme frein religieux à toute tentative de séduction de l'épouse d'un ami ou d'un collègue de travail. Le mufti en question, enseignant à l'université d'el-Azhar, expliquait en 2007 que le lait des femmes en question, servi aux copains de leurs époux, une fois bu, les transformaient en «frères de lait» ou en «enfants par effet de tétée» des allaiteuses... tout simplement, abracadabrantesque ! On a eu droit aussi à des fatwas proscrivant les marches de protestation en Algérie. Celles qui prônent la soumission absolue aux dictateurs arabes et d'autres qui interdisent la conduite des voitures par les femmes, par ailleurs interdites de monter à vélo ou d'aller surfer sur Internet, sauf à être accompagnées par un tuteur légal qui doit filtrer ses recherches et fixer même ses centres d'intérêt. On a même vu un prédicateur indiquer que la selle d'un vélo fait fonction de vibromasseur qui excite l'appétit sexuel de la vélocycliste et l'inciterait à quêter un partenaire illégitime ! On a même constaté qu'un salafiste marocain, prêcheur et député, a, lui, fait l'éloge de la nécrophilie en affirmant qu'un mari a le droit d'avoir encore des rapports sexuels avec sa défunte épouse, quelques heures seulement avant son enterrement. Au motif que la mort n'abolit pas automatiquement les liens du mariage et le désir subséquent. Face à de telles hérésies, Saint-Augustin perdrait son latin et l'imam Màlik Ibnu Anas, lui, son rite. N. K.