Une scène que l'on ne voit plus souvent : il fait nuit et autour d'un feu une grand-mère, une mère ou tante tient captivée autour d'elle une drôle d'assistance. Des enfants subjugués par le charme d'une narration, d'une voix particulière : ces voix de femmes qui portent une mémoire des plus lointaines, qui évoquent, chaque fois d'une manière différente, des histoires que nous connaissons, même si elles ne nous furent jamais contées, sont au centre du livre de Mourad Djebel. Contes des trois rives est une tentative de restituer, par le cheminement de l'écriture, la magie et la fascination qu'exerce le conte sur l'esprit de celui qui le reçoit. L'invitation à réexplorer un pan de notre imaginaire collectif, aujourd'hui, télévision oblige, a été délaissée et peu transmise. Si effectivement le conte est une «affaire d'enfance» et une «affaire de nuit» pour reprendre l'auteur – sorte de récit primordial et premier en rapport à la figure de la mère –, le genre est aussi lié à une autre référence, plus tardive : les Mille et Une Nuits, livre de l'adolescence, récits enchevêtrés, emboîtés, figures de génies, de princesses, univers des premiers émois. Texte qui a déjà inspiré Mourad Djebel dans un précédent ouvrage : les Cinq et Une Nuits de Shahrazède. Mourad Djebel n'évoque ces références dans la préface de son livre que pour attirer notre attention sur une difficulté majeure de son entreprise : comment passer d'une matière orale, dans une langue autre, à l'écrit, sachant qu'écrire se fait «toujours dans une langue étrangère», pour reprendre Proust, c'est-à-dire qu'en plus de traduire la matière qu'il veut reprendre, il doit accomplir un travail d'écrivain, faisant passer son propre «patois» d'auteur, sa propre sensibilité face au langage, dans la manière de restituer le conte ? Sachant aussi la primauté de ces contes dans la vocation de l'écrivain, écoutons-le : «Aussi, la place singulière que le conte occupe dans mon imaginaire personnel se révélait à moi pendant cette période d'écriture qui s'étala sur trois ans. Je réalisais que mes premières rencontres avec ce que j'estime être la chose littéraire ne remontaient pas à l'adolescence, au moment où je me suis mis à la lecture des grands textes, comme je le croyais jusqu'alors, mais plus loin encore, à la prime enfance et au contact avec les contes populaires et la tradition orale au sein de ma famille.» Fort heureusement, Mourad Djebel remporte haut la main son défi et nous offre quatre contes : Wadâa ou l'Exil des quatre frères, Welja ou l'Errance, Loundja Bent el-Ghoula et le Bûcheron. Le propre d'un conte est d'être connu. Il ne faudra donc pas s'étonner de l'extrême familiarité que l'on peut éprouver à la lecture de ce livre. Il y est souvent question d'histoires de femmes à la beauté exceptionnelle, d'exil, de transhumance, de marâtres jalouses, de génies bienfaiteurs et de magie. Mais le propre d'un conte est aussi de donner l'impression de changer à chaque fois. De revivre sous une forme inédite, selon les circonstances de sa narration, de varier infiniment selon l'identité, la sensibilité et l'imagination de celui qui le raconte. Et autant le dire, Mourad Djebel possède l'art de conter. Il réussit, en nous racontant des histoires connues, à nous tenir en haleine et à restituer le charme. La langue est précieuse et légère, les figures féminines sont magnifiées; elles sont un exemple de courage et d'abnégation. Même la morale, si importante dans l'univers du conte, passe sans encombre.Mourad Djebel réussit à faire partager à son lecteur, au-delà du patrimoine oral qu'il tente de resituer, non pas un retour d'âge, mais une présence sereine du merveilleux. Conte des trois rives est donc à plus d'un titre un livre utile : il permet, à défaut de retrouver les veillées de l'enfance, d'en revivre un peu la magie. Elle manque cruellement à nos quotidiens. F. B.