Pendant que l'Otan ouvre par ses bombardements la voie à ses supplétifs libyens et que la presse nous bombarde d'infos sur les «victoires» et les «avancées rebelles» sur Tripoli, des centaines de migrants continuent d'affluer de Libye vers l'Europe. Il nous faudrait un grand cinéaste pour reconstruire l'image de ces vagues humaines qui passent sous les raids pour rejoindre l'eldorado européen et trouvent moyen de mourir avec une telle surveillance aérienne et maritime au large des côtes libyennes. Quelques-uns d'entre ces «migrants illégaux» auront peut-être échappé à la mort promise par des «rebelles libyens» aux noirs tout simplement parce qu'ils sont noirs, y compris pour les Libyens d'entre eux. Il faudra également, un jour, se débarrasser de quelques tabous et parler de cette latence raciste, à peine tempérée par l'Islam et par l'image de Bilal, qui nous habite depuis le commerce des esclaves et la tradition de la domesticité noire que la vague d'amour pour le gnaoui ne saurait faire oublier et encore moins effacer.Le paradoxe ne tient pas simplement au tropisme européen alors même que cette Europe moralement solidaire et unanime dans l'action bombarde des populations africaines et y tue délibérément les populations et les terrorise aux fins de provoquer un soulèvement contre Kadhafi. Il tient aux sombres présages de la crise, à cette succession de restrictions sur le niveau de vie des Européens que leurs gouvernants ont déjà approuvées ou s'apprêtent à approuver. Qu'est-ce qui se passe dans la tête de ces migrants pour que le risque de la mort ne tienne pas la balance devant la force du rêve si évidemment proche de l'illusion ? La disproportion entre risque et avantages est tellement grande que nous pouvons nous demander s'il ne faut pas inverser la question pour les comprendre mais surtout pour comprendre un mécanisme clé du fonctionnement de l'aliénation ? Et si, justement, la vie, pour ces migrants, se réalise à être du côté de l'Europe, du côté de la représentation d'une table toujours servie ?Pourtant, depuis deux ans les nuages s'accumulent sur cette Europe. Les subprimes américaines ont réalisé le premier boulot : le dégonflage de tous ces montages de junkies de la finance, du poker en ligne des traders et des nouveaux alchimistes qui veulent générer du profit à partir de l'argent lui-même en lieu et place du travail. On peut se demander qu'ils ne rêvent pas parfois d'inventer un billet vert qui accouche tout seul d'autres billets verts. S'ils ne rêvent pas d'un monde fantastique habité par le seul rire d'Oncle Picsou nageant dans ses dollars. Bref, s'ils ne rêvent pas de vivre dans une bulle comme ils vivent des bulles financières, technologiques, etc. Les gogos peuvent toujours croire un jour entrer dans cette bulle. Tout est organisé pour que le sort, le destin, la fortune apparaissent comme des coups de dés et que le travail n'a rien à voir là dedans. Un monde à la mesure de «la roue de la fortune». Vous tournez la roue et vous gagnez beaucoup d'argent. Et cela dure depuis des années cette éducation à cette «martingale» du joueur de poker, à cette loi des séries pour imaginer comment gagner le gros lot. Attention ! Les jeux télévisés sont essentiellement différents des vieux modèles du jeu qu'étaient mais ne sont plus le PMU ou la Loterie nationale. Le phénomène est invasif, quotidien, prégnant et inclusif. Vous gagnez ou vous perdez avec la femme ou l'homme qui tourne la roue sur le plateau télé. Vous imaginez bien sûr que perdre à la roue de la fortune normalise les échecs au quotidien. Le petit boulot qui saute, la mauvaise passe, la guigne du chômage ou de la maladie, c'est le mauvais arrêt de la roue. Les malheurs qui vous frappent, c'est une question de malchance. Vous vous imaginez aussi pour qui ils vont voter les mordus de la roue de la fortune ? Vous pouvez parier qu'ils ne voteront jamais pour les courants politiques qui leur parlent de travail et de lutte. Et vous pouvez parier aussi qu'ils voteront pour celui qui les culpabilisera : si vous voulez gagner de l'argent, travailler, sortez de la roue de la fortune, cessez de rêver, etc. L'énormité d'une France qui vote pour le slogan abscons de travailler plus pour gagner plus vient en droite ligne de culpabilité liée à un autre travail de fond réalisé en entreprise par le management qui a entraîné les travailleurs à chercher individuellement de meilleurs salaires par la réalisation de meilleures performances. Ce management qui fait déserter les syndicats et leur a fait croire dans le quotidien du boulot qu'ils pouvaient gagner plus en travaillant plus.Pendant cette guerre de reconquête coloniale faite à la Libye avant que Sarkozy ou son successeur socialiste s'occupe de nous grâce au CNT algérien qui attend dans sa naphtaline et grâce aussi au Djebel Nefoussa que Ferhat Mehenni rêve de reproduire à l'Est d'Alger, la roue de la fortune tourne du mauvais côté pour les maîtres des médias français qui sont les maîtres du CAC 40. Elle tourne dans le mauvais sens et s'arrête sur les mauvais chiffres pour tous les CAC 40 du monde. Pire, elle ouvre dans la bulle des junkies de la spéculation financière les vents tourbillonnants de la réalité. Cela va mal pour les profits mais, ô paradoxe, les dirigeants préparés, formés, et financés par les junkies vont mettre de l'argent dans leurs poches. Ils vont mettre beaucoup d'argent des citoyens américains et des citoyens d'Europe dans les poches des banquiers en contrepartie d'une vague menace d'un futur contrôle de leurs tripatouillages. Un actionnaire anglais a aussitôt assimilé en 2008 à une tentation communiste. Nous sommes encore en 2008, en pleine tempête et dans un moment difficile pour les Brown et les Sarkozy voulant faire croire à leurs concitoyens qu'il n'y aura plus de tolérance pour les jeux de la banque. Les chiffres sont fabuleux. Près de trois mille milliards de dollars immédiatement trouvés et immédiatement inscrits aux créances des enfants et des petits-enfants de ces mêmes citoyens. Sur l'instant, il n'est apparu clairement que les Euro-Américains endettaient leurs arrières petits-enfants pour le bon plaisir de la grande finance. Par contre, il est bien apparu que le monde entier payait pour quelques-uns, que plus on privatisait les profits, plus on collectivisait les pertes.C'est la toute récente crise de l'endettement de l'Etat américain qui a rendu très claire une image et une réalité soigneusement cachées : les Américains vivent bien mais vivent à crédit. Les Européens aussi. Et d'une façon ou d'une autre, quelqu'un doit payer cette dette. Ce sera nous le tiers monde. Les migrants qui croient à l'eldorado européen ne le savent pas peut-être. Peut-être le savent-ils parfaitement. Beaucoup de diplômés traversent dans ces esquifs de la mort. Et beaucoup sont compétents dans leurs domaines. Car c'est cela aussi la migration clandestine, une migration des gens instruits à qui la crise économique et les changements dans la division internationale du travail ont fermé les voies de la migration légale.Si nous n'avons pas d'argent pour un film, une bande dessinée sera suffisante ? C'est bien une question d'image. Si nous pouvions payer la dette des Euro-Américains, nous ne fournirions pas autant de migrants. La Libye en donne encore la mesure. Il n'existe pas de migrants économiques libyens, malgré les longues années d'embargo et d'isolement de ce pays. Bien au contraire, la Libye absorbait beaucoup de main-d'œuvre des pays voisins et aujourd'hui la Tunisie ressent le contrecoup de l'arrêt des mandats de ses travailleurs en Libye. C'est bien pour cette raison, pour cette prospérité due au pétrole que la France de Sarkozy a fomenté avec ses alliés une révolte libyenne et préparé depuis longtemps avec les forces spéciales anglaises, hollandaises, américaines et avec les groupes de Bandar Ben Soltane «l'insurrection libyenne».Déjà et en dépit du gel des avoirs libyens, les puissances occidentales se servent sans vergogne. Les USA viennent de décider le «dégel» d'un milliard et demi de dollars que leurs propres organismes vont dépenser au nom du CNT. Mais au final, les avoirs libyens représentent une goutte au regard des besoins. Trois cent milliards de dollars ne sont presque rien face aux dettes souveraines des Etats-Unis, de la France, de la Grande-Bretagne, de l'Italie, de l'Espagne, etc. A Lampedusa, les migrants africains débarqueront sur les terres d'un continent endetté jusqu'au cou et sur plusieurs générations. Ils auront le bonheur de travailler pour la dette européenne et de voir de près comment cette même Europe du Grand Capital va faire payer à ses citoyens les frasques de sa finance et les coûts sociaux de la baisse tendancielle du taux de profit. La promesse est faite par tous, de Cameron à Berlusconi : pas d'hôpitaux, pas d'école, pas de culture à crédit. Personne ne vivra au-dessus de ses moyens et les limites intolérables de l'endettement sont un avertissement suffisant. Le reste de la paix sociale, les dirigeant, ils iront le chercher ailleurs. Dans la guerre aux concurrents qui émergent, dans la guerre de rapine et de reconquête coloniale et dans la guerre à leurs propres peuples. La gauche européenne s'y prépare activement. Le PS français a appelé Sarkozy au débat au nom de l'intérêt national français. Tiens, ça existe l'intérêt national français ? En Angleterre, la gauche travailliste critique l'analyse de Cameron sur les causes des violences mais appelle à la défense intelligente de l'Ordre existant. L'aristocratie ouvrière - si le terme a encore un sens en Europe - et ses organisations politiques et syndicales dites de gauche ne veulent surtout pas perdre le confort et le niveau de vie qu'ils se sont assurés par le pillage néocolonial et qu'ils entendent s'assurer aujourd'hui par le pillage colonial tout court au nom de l'impérialisme humanitaire. Après avoir voté le bombardement de la Libye, cette gauche s'apprête à affronter son peuple.Le grand hic pour le film – pour la bande dessinée – reste que les Euro-Américains ne trouveront pas de tiers monde prospère à piller. Ils ne trouveront pas l'or des Incas ni les trésors de l'Afrique accumulées pendant des siècles de travail, ni les joyaux de l'Inde ni les richesses de la Chine. Tous ce qui était disponible a déjà été pillé. Les Euro-Américains ont déjà appauvri nos pays par toutes sortes d'astuces et de médications du FMI. Les ressources sont inestimables certes mais il faut d'abord y mettre la main. M. B.