Photo :L. Menaceur De notre envoyé spécial à Seddouk (Béjaïa) Lyes Menacer Une silhouette mince et frêle, un visage creusé par les rides mais gardant un sourire presque inné, des mains gercées et des pieds rugueux, une démarche lente mais assurée… Du haut de ses soixante-seize ans, Da Youcef poursuit avec persévérance son dur métier de saunier à Ighil Ouantar, dans la commune de M'Cisna, une localité dominant du regard la vaste forêt d'Akfadou, à l'ouest, et la vallée de la Soummam au nord. Ce métier, il l'exerce depuis l'âge de douze ans et il ne compte pas s'arrêter là malgré son âge avancé. Des décennies durant, le sel a fait vivre toute sa famille mais pas seulement la sienne. Tout le village d'Ighil Ouantar a été bâti avec ces grains de sel blanc, extraits de Tamelaht, un marais salant situé au contrebas de ce hameau perdu en Kabylie et distant du chef-lieu de la wilaya de Béjaïa de près d'une centaine de kilomètres. L'extraction du sel de Tamelaht se faisait d'une manière artisanale depuis plus d'un siècle. «Avant l'arrivée des Français», se rappelle Da Youcef, en faisant appel à la mémoire de son grand-père, lui aussi saunier au début du siècle dernier. «Tous les villageois d'Ighil Ouantar sont passés par Tamelaht pour avoir de quoi nourrir leurs familles», ajoute Abdenour, un père de famille et voisin de Da Youcef. A cinquante-neuf ans, il est à la fois saunier et fonctionnaire au sein d'une entreprise publique locale. «Le sel me permet d'arrondir des fins de mois difficiles mais pas pour faire vivre toute ma famille», ajoute-t-il avec une note d'amertume. Ce sentiment lui vient du fait que les marais salant de Tamelaht tombent aujourd'hui en désuétude et que la relève n'est plus assurée. «Il y avait 1 500 bassins avant et aujourd'hui il n'en reste que treize», dit-il. Chaque foyer d'Ighil Ouantar avait ses propres bassins mais c'étaient les familles anciennement installées dans la région qui ont le droit à plus d'espace, donc à plus de sel. A Ighil Ouantar, on appelle les quotas de sel dont bénéficie chaque famille «n'ouba», «tiremt» et «r'bouà (1/4)». L'exploitation est divisée en parcelles qui portent les noms d'Ighil Issigen, Ayedidh, Tassebalt, Ighzer Oufella et Assemar (nom d'une plante locale). Mais aujourd'hui, seuls les treize bassins (Igoulmimen en kabyle) d'Ayedidh demeurent encore opérationnels grâce à l'attention des deux derniers sauniers d'Ighil Ouantar, Da Youcef et Abdenour. A l'époque où le sel était l'activité principale des habitants de la région, le site de Tamelaht grouillait de monde et était gardé à tour de rôle de jour comme de nuit. Tamelaht n'était pas seulement une source de survie des sauniers et des villageois d'Ighil Ouantar. Ces marais salants étaient, à une certaine période de l'histoire tribale locale, à l'origine d'affrontements meurtriers entre les habitants d'Ighil Ouantar et ceux des hameaux environnants, chacun réclamant en fait la propriété du terrain où le site était naturellement implanté. «Tamelaht relève de notre territoire et nos aïeux ont fini par la récupérer en versant beaucoup de sang», raconte encore Abdenour en s'appuyant sur les histoires transmises de génération en génération concernant cet endroit qui était autrefois le centre névralgique dans cette zone au grand potentiel agricole avec un relief propice également pour l'élevage d'ovins et de bovins. Les jeunes voient au-delà de Tamelaht Contrairement à Da Youcef qui œuvre seul dans ces salines naturelles, Abdenour se fait aider par son plus jeune fils qui semble aimer ce travail. «L'an dernier, j'étais malade et c'est mon fils Abdelghani qui m'a remplacé à Tamelaht», assure Abdenour dont le père, mort il y a 28 ans, collectait encore le sel à l'âge de quatre-vingt-deux ans. «Les jeunes d'aujourd'hui préfèrent passer la journée au café au lieu de travailler à Tamelaht», regrette à son tour Da Youcef qui venait de rentrer à la maison après une longue journée de travail en ce mardi après-midi caniculaire du mois de juillet. A la place du village, alignés l'un derrière l'autre, des jeunes et moins jeunes étaient adossés au mur d'une maison, se déplaçant au gré de l'ombre et du soleil ardent. La création d'une association culturelle portant le nom de Tamelaht n'a pas sauvé pour autant les marais salants, semblables à tous ces vestiges romains, byzantins, turcs, etc., disséminés à travers toute l'Algérie mais laissés à la merci des hommes et de la nature. Si de nombreuses personnes se montrent fières d'avoir un trésor comme Tamelaht, elles ne font rien toutefois pour sauver ce patrimoine économique, culturel et touristique local. Comme les rizières japonaises Abdenour est en congé, mais ce jour-là c'était son fils Abdelghani qui était parti nettoyer un petit bassin qui accueillera l'eau salée qui coule dans ce ravin où le blanc sel donne plus d'éclat au gris foncé de la terre semi-aride. Ressemblant énormément aux rizières asiatiques, particulièrement japonaises, qui dévalent comme des escaliers la face Est de la colline où niche Ighil Ouantar, ces bassins sont construits sur de petites plates-formes, une sorte de table de cristallisation que les villageois aménagent à l'aide de petits cailloux qu'ils tassent pour empêcher toute filtration de l'eau. Les parois de ces bassins qui ne dépassent pas les quarante centimètres de hauteur sont composées de pierres plates. Des morceaux de bâche servent à contenir l'eau du bassin qui parfois déborde à l'extérieur. En sont témoin les couches de sel, brillantes tels des morceaux de cristal. L'eau, très salée, provient d'une source qui coule tout au long de ce cours d'eau à la taille d'un ruisseau en cette période de forte sécheresse. «Nous collectons l'eau qui coule ici dans des seaux pour ensuite la reverser dans ces bassins que nous aménageons dès le début du mois de mai. La culture du sel se fait jusqu'au mois de septembre et parfois on travaille jusqu'au mois d'octobre. Tout dépend de la durée de la saison sèche en fait», explique Da Youcef d'un air nostalgique car, précise-t-il, on passait plus de temps sur place que chez soi. La maisonnette en pierre et à la toiture en tuile est la preuve vivante de ce qu'était l'ambiance à Tamelaht. A moitié détruite par manque d'entretien, elle sert tout de même d'abri aux sauniers lorsque le soleil devient piquant. Sel contre d'autres produits Jusqu'à une époque récente qui remonte aux premières années postindépendance de l'Algérie, le sel faisait la richesse des habitants d'Ighil Ouantar. Ceux-ci exploitaient cette matière et la vendaient aux habitants des régions voisines. Après l'évaporation de l'eau de marais, le sel était ramassé par les femmes puis transporté dans les sacs sur les mulets pour être écoulé par la suite à Adekkar, à Ath Oughliss, à Beni Maouche et dans toute la vallée de la Soummam. «J'étais encore petit mais je me rappelle mon père qui se déplaçait partout pour vendre sa quote-part», se souvient Abdenour. «Avant les femmes étaient impliquées dans ce travail. C'étaient elles qui collectaient le sel qu'elles ramassaient dans des sacs avec l'aide d'un ballet. Mais elles sont toutes décédées où vieilles celles qui aidaient les hommes à exercer cette activité», précise Tayeb, la trentaine. Parfois ce sont les villageois des autres régions qui se déplacent jusqu'à Ighil Ouantar pour troquer leurs fruits, légumes, tissus et autres produits contre le sel, également utilisé pour la conservation de certains produits. Aujourd'hui le sel a perdu de sa valeur marchande, concurrencé par le sel iodé industriel. Quand bien même les artisans sauniers arrivent à écouler toute leur production, uniquement à Ighil Ouantar où la demande reste encore forte, le sel de Tamelaht ne suffit pas à nourrir ses exploitants. Un sac de sel d'environ 28 kg, issu de salines naturelles de Tamelaht, est cédé à trois cents dinars seulement. Mais pourquoi des personnes comme Da Youcef et Abdenour ou son fils continuent-t-il à noyer leurs doigts dans les grains blancs salés de Tamelaht si le sel ne leur permet pas de gagner décemment leur vie afin de nourrir leur famille ? Pour ces derniers sauniers d'Ighil Ouantar, Tamelaht n'est pas uniquement ce sel qui, vu de loin, ressemble à un glacier au milieu d'un désert brûlé par le soleil. Il s'agit en fait d'un pan entier de notre histoire, de notre patrimoine socioculturel que Da Youcef et Abdenour tentent, vaille que vaille, de sauver. Mais combien de temps peuvent-ils encore tenir ? L. M. La route du sel est passée aussi par Tamelaht A l'époque des grands empires, le sel avait la valeur marchande qu'a l'or ou le pétrole aujourd'hui. Rome payait ses soldats avec des blocs de sel dont elle contrôlait le commerce et les routes de son approvisionnement. D'où donc la naissance du mot «solde» qui veut dire «paye» et du mot «soldat» qui signifie en Italie du seizième siècle «celui qui est payé». Du mot sel ont ainsi dérivé les mots «salaire (salarium)», «sol», «sou», etc. Pour le prophète Moïse, ce produit marquait l'alliance avec Dieu (pacte éternel du sel). Il le conseilla ainsi à ses apôtres dans le Lévitique pour maintenir cette alliance avec «son créateur». «Les salutations viennent du mot sel, de même que salut, et halo (sacré) et hello dérivés du grec –h– als. Salus était la déesse romaine de la santé. En se saluant on se souhaite richesse, prospérité et santé !», selon des étymologistes. Au Tibet et en Ethiopie, le sel avait été utilisé comme une monnaie d'échange (salignon) alors qu'en Europe et en Chine, ce produit qui servait pour l'assaisonnement et la conservation des produits alimentaires avait la valeur d'impôt. Pour arracher l'indépendance de l'Inde à l'ancien empire britannique, Ghandi avait entamé la célèbre «Marche du sel» le 12 mars 1930. L'on ne s'étonne pas si des guerres avaient éclaté pour s'emparer de ce précieux produit qui demeure un élément essentiel pour l'alimentation mais aussi pour d'autres usages quotidiens comme pour le déneigement des routes. Autrement dit, les affrontements meurtriers qui avaient eu lieu entre les habitants d'Ighil Ouantar et ceux des villages environnants pour le contrôle de la production du sel de Tamelaht répondent à la même logique guerrière qui caractérise l'économie d'hier et d'aujourd'hui. Dans l'imaginaire collectif algérien, le sel occupe aussi une place de choix. «Entre nous, il y a le sel» est une expression bien connue pour parler d'un tacite pacte d'amitié indéfectible.