A l'image du film culte algérien La Bataille d'Alger, Octobre à Paris du Français Jacques Panijel, intense et bouleversant documentaire sur les massacres d'Algériens, le 17 octobre 1961, à Paris, a longtemps été interdit en France. 50 ans après cette nouvelle Saint-Barthélemy, ce documentaire, d'un réalisme qui fait froid dans le dos même s'il émeut aux larmes, a été victime de la censure jusqu'en 1973. Le film n'est pas davantage distribué par la suite, son réalisateur s'opposant à sa sortie tant qu'on refusera de lui adjoindre un préambule stigmatisant un «crime d'Etat». Le documentariste mourra le 10 septembre 2010, sans avoir eu le bonheur d'assister à la sortie de son film, désormais précédé d'une préface qui éclaire la responsabilité de ce massacre perpétré par une police couverte par sa hiérarchie et le pouvoir de l'époque représenté par le général de Gaulle et son Premier ministre, Michel Debré. Autant que l'histoire qu'il raconte, poignante et édifiante, le film du regretté Jacques Panijel a sa propre histoire, celle d'une censure officielle qui instruit beaucoup sur les crispations de la mémoire française, en même temps que sur les méandres complexes de la raison d'Etat qui éclaire elle-même les ressorts de l'interdit ayant longtemps frappé un film de vérité sur un crime d'Etat. Biologiste et ancien résistant, cet homme de fortes convictions est, en 1959, cofondateur, aux côtés de l'historien Pierre Vidal-Naquet et du grand mathématicien français Laurent Moïse Schwartz, anticolonialiste et internationaliste, du Comité Maurice Audin, mathématicien communiste algérien assassiné deux ans plus tôt à Alger par les parachutistes du général Massu. Après les manifestations du 17 octobre 1961, ce comité de vérité charge Jacques Panijel de réaliser un film pour témoigner des massacres de la Seine. Le tournage, réalisé par un opérateur communiste bénévole, est réalisé grâce à l'entremise de la Fédération FLN de France. Il démarre dès la fin du mois d'Octobre et se prolonge jusqu'à fin du mois de mars 1962. Tourné et monté dans une quasi-clandestinité, le film est interdit d'exploitation. C'est alors que ce documentaire, d'une extraordinaire esthétique malgré sa charge émotionnelle et la gravité du drame raconté, sort de l'anonymat et du silence imposé par la censure grâce à un autre cinéaste, Breton celui-là mais tout aussi progressiste et anticolonialiste que Jacques Panijel. Il s'agit de René Vauthier, auteur du très beau film Avoir vingt ans dans les Aurès et de l'Algérie en flammes. C'est lors de son retour en France, et de la création de sa société artistique UPCB, l'Unité de production cinématographique Bretagne, en 1970, que René Vauthier fait la connaissance de Jacques Panijel. Il sympathise avec lui et découvre alors ses démêlés avec la censure sous les gouvernements successifs de la droite gaulliste. Le cinéaste décide alors de solliciter un visa d'exploitation pour Octobre à Paris. Il avait déposé la demande en sa qualité de distributeur de films. Le visa lui est refusé. Il entame alors une grève de la faim le 1er janvier 1973. Le réalisateur, qui avait connu les maquis du FLN durant la Guerre d'Algérie exige alors «la suppression de la possibilité, pour la commission de censurer cinématographique, de censurer des films sans fournir de raisons ; et l'interdiction, pour cette commission, de demander coupes ou refus de visa pour des critères politiques». Un mois après, il met fin à sa grève de la faim. Le député de Quimper Marc Becam, lui a apporté à son chevet, une lettre du ministre des Affaires culturelles Jacques Duhamel, dans laquelle il précise avoir accordé son visa à Octobre à Paris à partir du 9 janvier de la même année. A l'issue de cette grève, la loi est changée. Depuis, le nom de René Vauthier, l'ami des Algériens, est associé au film de Jacques Panijel, au point de créer une confusion autour de la paternité du film. On pensait alors que le cinéaste anticolonialiste était le véritable auteur du documentaire sur les massacres du 17 Octobre à Paris. L'ambiguïté est née du fait que René Vauthier avait sollicité la demande de visa en son nom. Une fois la censure sur le film levée, l'auteur d'Un peuple en marche restitue à Jacques Panijel tous ses droits sur son film. Une fois la censure levée, Jacques Panijel s'oppose à la sortie du film tant qu'on lui refusera de lui adjoindre un préambule mettant en cause un «crime d'Etat». Le cinéaste meurt en 2010 sans avoir pu prendre une revanche contre le mauvais sort de la censure qui a continué à sévir contre lui malgré le visa d'exploitation accordé. Le film qui sort mercredi 19 octobre dans des salles parisiennes est désormais précédé d'une introduction qui éclaire la responsabilité du massacre du 17 Octobre 1961. Le film de Jacques Panijel est construit sur trois modules d'images qui fondent sa matière. Il y a, en premier lieu, la reconstitution de l'appel à la grève lancé par le FLN, en plein cœur d'un bidonville de la ville alors communiste de Nanterre dans les Hauts de Seine. Le jeu est tel que le spectateur ressent aujourd'hui la dramaturgie réelle du moment d'hier. Ensuite, la mise en scène de la manifestation et de sa terrible répression est réalisée à travers les seuls «enregistrements» possibles, c'est-à-dire la photographie d'Elie Kagan. Ce formidable matériau est superbement travaillé au banc-titre, au montage et à la bande-son pour lui insuffler un vrai rythme cinématographique. Et ce n'est pas là le moindre des mérites du film. A ces deux étages de la fusée documentaire, qui supplée au manque d'archives, s'ajoutent les témoignages directs et réels d'acteurs et de victimes de la tragédie. Cette manière de faire, donne au film ce profond sentiment de révolte morale, ce sursaut de conscience que des spectateurs français ont ressenti après avoir vu le film. Elle lui confère aussi une fantastique force émotionnelle et un réalisme né d'une manière de filmer les gens, de recueillir leurs paroles si humaines et d'immortaliser des lieux chargés de toute la souffrance des suppliciés, comme leurs chambrettes et leurs caves dans les bidonvilles de Nanterre ou d'Aubervilliers qui les unissaient avant et après le drame. Octobre à Paris, tourné a postériori comme un film et non comme un documentaire d'actualité brulante, renverse ainsi son handicap de départ en se transformant en première et archive vivante, unique, d'un cinéma de lutte progressiste. C'est là son grand mérite, et là est son génie. N. K. Ici on noie les Algériens Ici on noie les Algériens, réalisé en 2011 par la jeune et belle Franco-Algérienne Yasmina Adi, est, selon les critiques, un beau complément artistique d'Octobre à Paris de Jacques Panijel. Et ce n'est pas le moindre des compliments que ces critiques adressent à ce méticuleux travail d'archives, mené avec un méthodique entêtement par la jeune femme de 36 ans, native de l'Isère, à Saint-Martin-d'Hères, de parents algériens. Son principal outil de travail, des archives inédites, était jusque-là interdit aux chercheurs et mêmes aux historiens. Ainsi, les archives de l'INA, l'Institut national de l'audiovisuel français, de la préfecture de police de Paris, des agences de photos, en particulier de journalistes britanniques de Reuters et de la BBC, ainsi que de reporters américains, donnent un éclairage très subtil et en même temps émouvant des faits véhiculés jusqu'ici. Le travail sur les archives donne encore plus de force aux témoignages en dialectal algérien des survivants de la tragédie et de leurs familles, dont des veuves de victimes qui attendent toujours la reconnaissance officielle du drame vécu et des préjudices infligés. Selon les critiques, la beauté du documentaire de Yasmina Adi, si elle complète parfaitement l'esthétique du film de Jacques Panijel, contraste, par une sorte de balancement poétique, avec Octobre à Paris. Tous les protagonistes du film tourné en 1961 et 1962 parlent en français. Ceux du film réalisé en 2011 s'expriment en arabe algérien. Comme quoi, la douleur n'a pas de langue propre.