Des bracelets accrochés aux poignets de femmes coupés à la hache et des boucles ensanglantées pendant à des lambeaux d'oreilles étalés à même le sol. Ils furent mis en vente par des soldats du 1er Chasseur d'Afrique et du 3e bataillon de la Légion étrangère, au marché de Bab Azzoun à Alger.Ce «butin» provenait de la petite et paisible tribu des Ouffia, vivant près d'El Harrach (ex-Maison-Carrée), décimée par des soldats de ces deux corps des forces coloniales dans la nuit du 6 au 7 avril 1832. Ce n'était pas une «bavure militaire». L'ordre venait du général en chef le duc de Rovigo, gouverneur général et commandant des troupes coloniales françaises en Algérie. L'ex-ministre de la police de France venait, par cet acte barbare, de donner un premier aperçu, cruel, des «bienfaits de la colonisation».Ce fut le premier ou l'un des premiers massacres commis par la France coloniale en Algérie, moins de deux années après le débarquement de Sidi Fredj le 14 juin 1830. Le lendemain (8 avril), le duc de Rovigo, dans un communiqué, exprimait sa «haute satisfaction» pour «l'ardeur» et «l'intelligence» montrées par ses troupes lors de ce carnage. «Le soir de cette journée à jamais néfaste, la police ordonna aux Maures d'Alger d'illuminer leurs boutiques en signe de réjouissance», selon Victor-Amédée Dieuzaïde, auteur d'Histoire de l'Algérie de 1830 à 1878.Les 800 militaires ayant participé à cette horrible expédition n'ont épargné ni femmes, ni enfants, ni vieillards. «Tout ce qui vit fut voué à la mort ; on ne fit aucune distinction d'âge et de sexe. Au retour de cette honteuse expédition, nos cavaliers portaient des têtes au bout de leurs lances, et l'une d'elles servit, dit-on, à un horrible festin», selon des historiens de l'époque.«Tout le bétail enlevé sur champ de désolation fut vendu au consul du Danemark. Le reste du butin, sanglantes dépouilles d'un effroyable carnage, fut exposé au marché de la porte de Bab-Azzoun», écrivait P. Christian en 1846. Quelque 2000 moutons, 700 bœufs et 30 chameaux furent saisis et emportés par les militaires après le massacre, selon cet auteur. Le cheikh (chef) de la tribu, Rabia Ben Sidi Grahnem (Ghanem), fut fait prisonnier (avec 18 femmes et enfants). «Comble d'iniquités, le malheureux cheikh des Ouffia n'avait échappé à cette vague de rage d'extermination que pour tomber victime d'un assassinat judiciaire, peut-être plus odieux encore.» Traduit devant un conseil de guerre, il fut condamné à mort et exécuté.La tribu des Ouffia fut accusée, à tort, d'avoir attaquée et dépouillée sur son territoire une délégation d'un chef d'une tribu du Sud-Est algérien, chargée de demander au duc de Rovigo de lancer une expédition militaire contre le bey de Constantine. Le duc de Rovigo se hâta de lancer une expédition sanglante contre les Ouffia pour venger ce qu'il considéra comme un affront. En dépit de la certitude que cette tribu n'était pas impliquée dans cette attaque, le cheikh des Ouffia fut condamné et décapité. Pourquoi ? Parce qu'«on ne pouvait acquitter le chef (le cheikh) sans décider implicitement que la tribu si terriblement châtiée n'avait pris aucune part au crime, et imprimer un stigmate indélébile sur le front du duc de Rovigo.» «La tête du cheikh Rabia Ben Sidi Grahnem (Ghanem), roulant, le 19 avril 1832, devant la porte de Bab Azzoun, ne fut donc qu'un holocauste offert par quelques séides, pour conserver intact l'honneur du général en chef» le duc de Rovigo. «L'aveu en fut fait par un des membres du conseil de guerre, en présence du capitaine d'état-major Pellissier et de plusieurs autres militaires qui en furent indignés. Je ne saurais trop insister pour faire ressortir l'ignoble conduite du duc de Rovigo dans toute cette affaire», écrivait un auteur de l'époque.La tuerie des Ouffia fut «une des exécutions les plus sanguinaires qu'il n'y ait jamais eue» et l'assassinat de leur chef constituait «un des jugements les plus iniques», pouvait-on lire dans un Recueil des travaux, volume 4 de la Société libre d'agriculture, science, arts et belles lettres de l'Eure – Evreux – 1933).Le nombre officiel des personnes assassinées ne fut jamais divulgué. Comme d'ailleurs ceux des «enfumades» des grottes du Dahra (1845), des massacres de mai 1945 ou des carnages d'octobre à Paris (1961). Les auteurs français de l'époque l'estimèrent à moins d'une centaine. Ce qui ne peut être qu'inexact compte tenu du fait qu'il s'agit d'une tribu, et non d'un hameau ou d'un petit village.La tribu comptait 12 000 membres à l'époque de son anéantissement, selon Mustapha Lacheraf. «L'un des premiers exploits du duc de Rovigo allait être l'extermination d'une collectivité entière de plusieurs milliers d'âmes, les Ouffia, dont le territoire s'étendait à l'est de Maison-Carrée», relevait-il dans son ouvrage L'Algérie, nation et société.Le massacre des Ouffia inaugura la terrifiante politique d'extermination menée pendant 132 ans par la France coloniale en Algérie.Lorsqu'il était ministre de la police en France, chargé de liquidé physiquement ou d'emprisonner les opposants français, Bonaparte lui écrivait qu'il y avait «deux arbitraires de trop en France : le vôtre et le mien». Le duc de Rovigo, expédié en Algérie, faisait-il partie des «bienfaits de la colonisation» ? Comme Massu, Bigeard et consorts… M. A. H.