«La Turquie, qui est un grand pays, s'honorerait à revisiter son histoire comme d'autres grands pays l'ont fait, l'Allemagne, la France ; on est toujours plus fort quand on regarde son histoire et le négationnisme n'est pas acceptable.» Ces propos, de sagesse apparente empreints, ont été prononcés par le président Nicolas Sarkozy après la tempête géopolitique provoquée par l'adoption en France d'une loi d'opportunité, criminalisant la négation du génocide arménien. L'auteur de ces sentences se serait lui-même honoré à revisiter l'histoire coloniale de son propre pays. Il aurait été encore plus fort en regardant cette histoire, car, selon ses mots, le négationnisme est inacceptable. Y compris pour lui, chef de file d'une droite qui a développé depuis l'indépendance de l'Algérie une politique de la mémoire et une politique de l'Histoire. Plus que la gauche, qui a sa part dans la juridicisation de la mémoire, cette droite, fille de Maurice Barrès, de Charles Maurras et de Pierre Poujade, a succombé à la tentation de transformer la mémoire historique en objet juridique. C'est déjà fait avec les textes mémoriels, dont le premier est la loi Gayssot de 1990 qui pénalise le déni de judéocide. Avec la loi sur la pénalisation de la négation du génocide arménien, Nicolas Sarkozy a instrumentalisé une douleur collective engendrée par l'une des plus grandes fractures de l'histoire de la Turquie. Par ce geste, la France s'érige en juge de paix universel des mémoires en sanctionnant la non-réminiscence d'un fait historique dont on impose le souvenir par la norme d'une loi. Manière paternaliste de s'accaparer l'exclusivité de l'exercice du «devoir de mémoire», tel que théorisé par Primo Lévi, un des plus célèbres survivants de la Shoah, auteur du célébrissime Se Questo é un Uomo (Si c'est un Homme). En renvoyant à la face de la Turquie le souvenir du génocide arménien, le président Sarkozy a, effet collatéral, mis le propre passé colonial de la France au centre de la crise entre Paris et Ankara. Par effet boomerang, les crimes de la colonisation française en Algérie le frappent en plein visage, comme un uppercut de boxeur en plein nez ! A la veille de la célébration, de part et d'autre de la Méditerranée, du 50e anniversaire de l'indépendance de l'Algérie, voila un Sarkozy engoncé dans son costume électoral étriqué, interpellé sur le refoulement du refoulé colonial en France. Questionné du même coup sur cette propension à saisir par le droit la mémoire historique des Autres, tout en oubliant d'explorer celle de son propre pays. On sait qu'en France, sous la Ve république jusqu'en 1999, la guerre d'Algérie était sans nom, sans commémoration ni signification, juste des opérations de maintien de l'ordre. Jusqu'à cette date où on avait fini par admettre qu'il s'agissait bien d'une guerre, on guérissait les troubles de la mémoire par une cure d'amnésie officielle, traduite par une série de lois d'amnistie échelonnées de 1962 à 1999. La reconnaissance de la guerre n'est pas l'admission du fait colonial. Surtout pas de ses méfaits comme les enfumades de Pélissier et de Saint-Arnaud, les massacres du 8 mai 1945 ou encore les fours à chaux de Guelma. Cette reconnaissance officielle a été toutefois pondérée par le triomphe des apologistes de la présence française, ces glorificateurs qui ont imposé la loi scélérate de 2005 magnifiant «l'œuvre de la France» en Algérie. Même si cette loi a été abandonnée de facto, la colonisation devenait ainsi un événement unique et sacralisé. Cette manière de décliner au mode impératif le souvenir, à sens unique, d'un fait historique, s'est illustrée encore avec l'hommage - certes prudent - rendu aux harkis de France par le chef de l'Etat français. Avec aussi la multiplication des initiatives de l'UMP pour rendre hommage à la criminelle OAS. Et, sur un plan symbolique, avec le projet de transfert à l'hôtel des Invalides parisien des cendres du général Bigeard, déshonoré par la torture pratiquée à grande échelle par l'armée française durant la guerre d'Algérie. Par autre effet induit, la crise entre Paris et Ankara ouvre le dossier des relations historiques entre l'Algérie et la Turquie, y compris la mémoire ottomane. On n'oublie pas que la présence ottomane ne fut pas une œuvre civilisatrice. Le dramaturge Slimane Benaïssa, même en exagérant le raccourci, avait eu raison de dire que le legs culturel turc en Algérie est symbolisé par le hammam et des sucreries comme le makroud et le baklava ! Pendant la colonisation française, la Turquie n'a rien fait pour aider les Algériens. Il a fallu attendre 1985 pour voir le président Turgut Özal demander pardon aux Algériens pour faute turque de non-assistance à peuple musulman frère colonisé. Si la Turquie a elle-même un problème de pathologie de mémoire arménienne ou kurde, l'Algérie officielle, elle, a un défaut de souvenir. Celui de ne pas abandonner une vision théologisée de sa propre histoire, hésitant toujours à obliger la France officielle à écouter davantage la mémoire blessée et offensée des Algériens. Sans haine ni lésine, en l'invitant à mettre un terme à la négation ou à la glorification de la colonisation. Ce serait là, la plus belle façon de célébrer le 50e anniversaire de l'Indépendance. N.K.