Entretien réalisé par notre correspondante à Tlemcen Amira Bensabeur
La Tribune : Quelle est la problématique du développement d'une ville ? HOUCINE RAHOUI : La ville est souvent perçue comme un organisme vivant qui se tend et se détend (extension-régression) en fonction des événements et situations économiques, socio-historiques et politiques. Cette élasticité est fonction du concours conjugué de facteurs exogènes et de facteurs endogènes.Les facteurs exogènes sont constitués par les événements extra nationaux majeurs et dispositifs mis en place tels que la globalisation, la mondialisation, le développement durable, les termes des échanges, le commerce international, la tendance à l'instauration de systèmes dits démocratiques, la bonne gouvernance, etc. qui viennent, par le biais de mesures prises localement par les Etats, à modeler les contours des modes de vie et des structures, souvent traditionnels, qui les sous-tendent, sous les vocables de «modernité - citoyenneté - démocratie». Ceci a des conséquences certaines sur plusieurs plans, y compris sur les processus d'urbanisation des villes et de leur structuration, objet de notre communication.Les facteurs endogènes, quant à eux, sont constitués par les politiques locales de planification et de gestion urbaines, des moyens mis en place, des qualifications et compétences sur le terrain et des différents acteurs et enjeux en cours, d'une part, et des pratiques citoyennes qui aspirent au quotidien, avec ou sans la bénédiction de l'Etat, à définir un espace vital de résidence et de travail. Quant aux revendications ayant trait au confort que constituent les équipements de première nécessité, les raccordements aux réseaux, et à l'amélioration urbaine et environnementale, elles se font, presque toujours, par le biais de comités de cités et/ou de quartiers.Aussi, entre les exigences dictées par les institutions et la pratique séculaire de l'acte de bâtir, la ville se développe souvent dans une logique dont seuls les décideurs connaissent les tenants et aboutissants, et que les gestionnaires de l'espace urbain et le citoyen perçoivent différemment au quotidien. La ville de Tlemcen, qui fait partie de l'ensemble maghrébin, donc d'un ensemble nouvellement indépendant et en voie de développement, quoi qu'ayant ses particularités et réalités, n'échappe pas à cette problématique générale que partagent, à des degrés divers, les pays en voie de développement, en ce qui concerne les formes d'appropriation de l'espace urbain qui se fait toujours sous la pression sociale, les urgences et les politiques du moment. Ces pays connaissent, entre autres problèmes, une démographie galopante, un exode rural continu, un appauvrissement tendanciel des couches moyennes, un sous-équipement criant, une couverture sanitaire insuffisante et une désarticulation de l'espace urbain qui dénote une non maîtrise du processus d'urbanisation, et où les demandes multiformes écrasent des offres très en deçà des espérances.
Et qu'en est-il des formes d'appropriation de l'espace urbain tlemcénien aux époques pré coloniale et coloniale ? Parler de la situation actuelle en occultant le poids de l'histoire, serait réduire le problème à une incompétence du moment, alors que la ville d'aujourd'hui est dans une très large mesure la résultante d'un passé composé du patrimoine matériel et immatériel socio-historique, politique et culturel, d'une longue nuit coloniale, d'une lutte pour la restauration de l'identité nationale à l'ère post indépendante et la reconstruction non seulement dans le but de la satisfaction des besoins, mais aussi et surtout d'une mise à niveau des concepts et des vues sur le présent et l'avenir. C'est pourquoi, il nous paraît nécessaire de donner un bref aperçu sur les formes d'occupation qu'a connues l'espace tlemcénien à travers trois moments historiques significatifs pour le reste de notre exposé. Donc, à l'instar des villes maghrébines, avec lesquelles elle partage histoire et réalités, Tlemcen est passée par trois moments importants qui ont induit des formes spécifiques d'occupation de son espace urbain.La période précoloniale, où la croissance et la décroissance urbaines étaient dépendantes des moments de paix et de prospérité et des moments de guerres et d'instabilité, d'une part, et des grands mouvements des dynasties dans l'espace maghrébin et de leurs modes et statuts d'occupation spatiale, d'autre part. Il est fait ici référence aux dynasties Almohades, Almoravides, Mérinides et au règne durable des Zirides, auxquels ont succédé les Ottomans. Durant cette longue plage temporelle, les historiens et les archéologues, en particulier, nous informent que la ville a été faite et défaite plusieurs fois, sans toutefois jamais s'éteindre. Les innombrables pans de murailles et portes encore existants, les styles et matériaux de construction et les récits des auteurs contemporains à cette période, demeurent des indicateurs précieux pour la perception et la compréhension de ces mouvements de flux et de reflux de l'espace urbain tlemcénien.Pour ce qui fut des modes d'appropriation de l'espace par les citoyens, nous n'en savons pas grand-chose, mais cela devrait se faire, par la vivification des terres mortes tel que préconisé par le droit canonique islamique, les fetwas, et les usages de l'époque, mais aussi par le legs, l'héritage ou l'achat tout simplement. Ceci au niveau du citoyen, mais en ce qui concerne l'action étatique, les guerres permettaient, en plus des butins, de se constituer des réserves foncières qui relèveraient, pour la plupart, du domaine public. Plus tard, les Ottomans ont organisé le foncier urbain et rural en biens Melk : propriété individuelle et/ou collective, Beylical : propriété du bey, c'est à dire de l'Etat (bien public) et le Habous, constitué par les dons et géré par les institutions religieuses, associations culturelles, zaouias, etc.) à des fins caritatives et d'intérêt général.Cependant, aucun des ouvrages consultés pour cette époque ne relève la dichotomie, ni l'antagonisme entre pratique institutionnelle et pratique informelle, elles semblent, bien au contraire, faire bon ménage, car, d'une part, l'urbanisme en tant que discipline et moyen de gestion urbaine n'avait pas encore émergé comme instrument contraignant de planification, de régulation et d'organisation des espaces et de la société et, d'autre part, dans la société islamique l'individu se fondait dans la communauté ; de ce fait, les frontières entre l'individu et la communauté n'étaient pas encore tracées, comme c'est le cas actuellement où la chariâa cède le pas au droit positif international.Dans les usages, les grands équipements et infrastructures tels que les palais, les résidences, les mosquées, les médersas et infrastructures militaires étaient financés et pris en charge par l'autorité souveraine des époques considérées. Les récits des ouvrages contemporains et les effigies et inscriptions commémoratives mentionnent encore de nos jours les ordonnateurs des travaux (maîtres d'ouvrages en termes actuels) qui en tiraient honneur et fierté. Pour ce qui est de la construction des habitations familiales et individuelles, des commerces de proximité et activités annexes et connexes, c'était à la collectivité de se prendre en charge avec ses moyens, structures et procédures traditionnelles basées généralement sur l'entraide familiale, la touiza et la sollicitation des corps de métiers pour les tâches nécessitant un savoir-faire particulier. Cependant, la Médina en tant que cité islamique n'a pas échappé aux schémas répandus d'occupation des sols, avec notamment la réservation de l'espace central aux équipements cultuels, culturels, commerciaux et de souveraineté (Mosquée, Médersa, Palais, kessaria, etc.) et la dissémination hiérarchisée, allant du centre à la périphérie, des activités intégrées à l'habitat et aux besoins immédiats de la hadara, jusqu'aux activités nuisantes reléguées aux limites de l'espace urbain, ceint d'une muraille protectrice qui se meut en fonction des événements démographiques, économiques et sécuritaires.
Durant la période coloniale, l'espace urbain, conquis de force, devient enjeu de pouvoir, avec une réorganisation de l'espace subordonnée à un contrôle militarisé du territoire et une marginalisation de la population algérienne… ? Si la présence Ottomane en Algérie se présentait comme une nécessité de protéger une nation musulmane en proie aux convoitises et menaces de l'Occident, particulièrement l'Espagne qui ne jurait que par la Reconquista, l'occupation française fut une forme de colonisation qui s'inscrivait dans la durée, s'exprimant par la force, et par conséquent sur la base de rapports dominant-dominé. De ce fait, l'appropriation de l'espace algérien global, et des espaces agglomérés et urbains se faisait à coups de décrets et lois impériales dans les deux sens du terme, appuyés d'actions répressives à la mesure des convoitises. Le senatus consult et la loi Varnier, à titre d'exemple, qui ont chassé les populations paysannes des plaines et terres fertiles vers les piémonts et terres incultes, mais aussi à la périphérie des centres urbains, ont contribué largement à la déstructuration des rapports traditionnels, séculaires, espace-société et créé une couche sociale qui sera le levain du prolétariat urbain, mais aussi des futurs combattants de l'occupant. Pour ce qui est de la ville de Tlemcen, la première action des Français a été l'envoi d'une unité du Génie Militaire, qui s'attacha à faire le relevé topographique systématique de la médina (De Solms, 1836), suivie d'une seconde en 1842, réalisée par Germain Sabatier. Les premières actions d'appropriation de la médina, furent de reconstruire les remparts de la ville, pas nécessairement sur les traces des anciennes murailles, mais en fonction de la topographie, des impératifs sécuritaires et de l'espace jugé utilitaire.Ensuite, vint l'installation de l'administration coloniale sur les sites fonctionnels et symboliques occupés précédemment par l'autorité déchue, avec, bien sûr, des réaménagements à coups de démolition des équipements hautement symboliques tels que Ksar El Bali, la médersa Tachninya sur le site de laquelle fut bâtie la Mairie ; la Mosquée de Sidi Belahcène qui devint musée de la ville coloniale, le Marché Couvert érigé au lieu et place de la Kessaria et d'autres actions similaires dont l'énumération alourdirait notre exposé…La deuxième série d'actions visait à remodeler, et pour certains, à refaire la ville, à l'image des villes européennes avec des pigments locaux d'exotisme et curiosités touristiques. Un plan de dissection fut élaboré, selon une trame en damier, pour une appropriation totale de l'espace de la médina dans l'esprit haussmanien, c'est-à-dire des voies larges pour assurer le contrôle des populations et de leurs éventuelles sautes d'humeur, comme ce fut le cas lors de la Commune de Paris (1872). Boulevard National, rue de Ximénies, rue de France, rue de Paris, rue de Mascara, etc. vont graduellement se substituer aux espaces d'habitat et de circulation préexistants. Il est utile de rappeler que la tentative de déplacement de la centralité de la ville vers le boulevard National où étaient déjà disséminés la poste , l'église, le presbytère, la sous-préfecture , la Résidence officielle des hôtes, le commissariat de police, le Groupement de gendarmerie, la douane, la (DTP) et le Service d'urbanisme, entre autres équipements et services de premier ordre, visait à substituer ou dédoubler le centre traditionnel de la médina, où il y a eu, au préalable, une réaffectation des fonctions. Dans cette nouvelle configuration, les autochtones, marginalisés, entreprirent l'édification graduelle, lente, sûre et durable de ce qu'allait devenir le quartier de Boudghène, du nom du propriétaire de cet espace rocailleux, qui descend en forte pente, généralement supérieure à 25%, surplombant, aussi bien l'espace traditionnel de la médina que celui nouvellement édifié par les occupants du moment. Cet espace bâti est considéré comme le premier ensemble urbain illicite conséquent construit à Tlemcen et comme la deuxième forme de ségrégation spatiale, après celle qui a mis la médina en sous- main, ou en appendice, de la ville coloniale.
Et où en est-on aujourd'hui ? Actuellement, le Grand Tlemcen, constitué d'un groupement de trois communes Tlemcen-Mansourah-Chetouane, gère quatre sites illicites principaux : Hai Ouali Mustapha, El Koudia, Hai Zitoun et M'Cellah inscrits dans les opérations de résorption de l'habitat Précaire (RHP). Ces sites ne sont pas les seuls. D'autres poches sont en lente mais sûre progression, comme Village Kounda, l'Abattoir, sur la RN 7A, allant vers Safsaf, Béni Boublen, sur la route de Sebdou, etc. et qu'il faudrait encadrer dans des formes participatives et où il faudrait opter pour le préventif, qui est moins coûteux, à tous points de vue, que le curatif. Tlemcen, «Ville d'Art et d'Histoire», à l'instar des villes algériennes n'est plus cette cité d'antan qu'on peut protéger par le simple fait d'élever les murailles et renforcer les portes d'accès. L'ouverture aux marchés intérieur et extérieur, la concertation intersectorielle, la participation citoyenne, la mondialisation, l'environnement urbain et le développement durable sont des concepts, parmi tant d'autres, avec lesquels il faut désormais composer, voire adopter, pour se mettre au diapason du contexte international, et vivre à l'ère du troisième millénaire.