En revisitant des écrits et des déclarations du penseur algérien Malek Bennabi (1905-1973), Bélaïd Abane, professeur de médecine, diplômé de sciences politiques et passionné d'histoire, propose à ses lecteurs un autre portrait que celui qu'on connaissait du concepteur de la «colonisabilité». Paru aux éditions Koukou, le livre de Bélaïd Abane taille un profil autre de Malek Bennabi, notamment ce qu'il pensait de la Révolution algérienne et de ses acteurs, particulièrement Abane Ramdane. Au passage, sont revues et davantage expliquées les positions et les attitudes du Ben Bella et Kafi à l'égard d'Abane Ramdane et bien d'autres faits marquants de la Révolution. Dans un livre au titre interdisant l'indifférence, Bélaïd Abane, qui n'est pas à son premier ouvrage sur les questions d'Histoire, «convoque» aussi deux autres figures de la guerre de Libération - Ali Kafi et Ahmed Ben Bella - qui seraient du bord opposé à celui des «Soummamiens» dont Abane Ramdane était l'incarnation. Le titre, qui annonce en effet la tonalité du contenu, renvoie à une opposition, une rivalité, une incompatibilité. Le tout enveloppé dans une indignation sans concession.«Ben Bella-Kafi-Bennabi contre Abane, les raisons occultes de la haine», peut se décliner aussi comme un tableau de détestation. L'auteur annonce ainsi, dans l'avant-propos, que «mort et réduit à néant, Abane est poursuivi jusqu'au bout de la mort, sa mémoire accablée d'injures et chargée de maints griefs inédits. La ficelle diabolique, toujours la même - Bennabi, Kafi et Ben Bella - dont la haine vouée à Abane n'a d'égale que leur frustration dont ils le tiennent pour le coupable idéal - est, qu'au-delà du ridicule et de l'invraisemblable de leurs allégations, il puisse en rester quelque chose pour toujours». Il note, en se référant à William Shakespeare et son Hamlet que cette technique est bien connue pour son efficacité, tant il est vrai qu'«il n'est point de vertu que la calomnie ne sache atteindre». Mais dans des mots de précision, Bélaïd Abane écrit que «l'objet de ce livre n'est pas de contester à quiconque le droit de critiquer Abane ou qui que ce soit d'autre, dans le domaine des idées, de l'action ou de la stratégie». Pour cela, ajoutera-t-il, en parlant d'Abane Ramdane : «Quelle que soit l'appréciation que l'on porte sur son itinéraire militant et son apport à la Révolution, on ne peut nier qu'il ait fortement marqué la lutte de Libération nationale durant ses premières années». Et une fois la précision établie, l'auteur monte au front pour annoncer la couleur de son ouvrage : «Nous sommes également là pour freiner les ardeurs malintentionnées de tous ceux qui confondent la critique doctrinale saine et nécessaire avec le commérage et la détraction gratuite, fielleuse et sans risque, ou profèrent des ragots dont la dialectique repose sur des raccourcis du genre «c'est ce que m'a dit untel auquel untel a dit». Et à ce propos, le livre de Bélaïd Abane cible directement Malek Bennabi, «ce lilliputien de la Révolution algérienne plein d'une suffisance médisante (qui) avait la rancune particulièrement tenace». Il a été ainsi fait état d'«allégations et de jugement à l'emporte- pièce» commis par l'intellectuel Malek Bennabi. Le premier impair signé par ce dernier, c'est quand il écrivait que «Georges Habbache dans le processus révolutionnaire palestinien et Abane Ramdane, dans le processus algérien sont… des erreurs introduites de l'extérieur : des erreurs induites». Antinomie de projets L'auteur riposte en situant Bennabi dans la cause nationale en relevant, avec sarcasme, que «telle était la recette tardive du conseilleur non payeur, confortablement installé à Chérisy, loin du bouillonnement nationaliste qui avait enfiévré nos élites politiques depuis 1930. Loin de la lame de fond révolutionnaire qui déferle sur le pays d'Algérie depuis le 1er novembre 1954». Bélaïd Abane déterre également cette conclusion de Bennabi, par ailleurs assimilée à une «insanité» et selon qui «Abane Ramdane s'est prêté au jeu de l'illusionniste pour décapiter la Révolution de la direction qui avait lancé son volant le 1er novembre 1954, pour usurper son pouvoir et tenter de l'utiliser contre la Révolution elle-même». La réaction de l'auteur face à cette «insanité» fut virulente et cinglante. Il s'est imposé d'abord des interrogations. Comment expliquer un tel égarement intellectuel ? Comment analyser pareil dégazage où la perfidie le dispute à la mauvaise foi, venant de quelqu'un qui n'avait même pas daigné se mouiller le bout du cinquième doigt ? Doit-on incriminer son ignorance crasse des événements et des hommes qui ont pris en main le sort du peuple algérien depuis les années 1920 ? Doit-on imputer le déversement fielleux de Bennabi à sa haine et sa rancune concentrées sur la direction intérieure, tout particulièrement sur Abane, qu'il rendra probablement responsable de son sort anonyme ? Formel, l'auteur estime qu'«il y a certainement tout cela à la fois». Il rappela, à ce propos, que «Abane Ramdane a valorisé, à travers le Congrès de la Soummam, la démarche politique aux dépens de l'esprit militaire et non pas de l'action militaire». Mais l'ouvrage «Ben Bella-Kafi-Bennabi contre Abane» ne nous renseigne pas seulement sur ce que pensait Bennabi de Abane Ramdane, si tant est que les rapports entre le duo Ben Bella-Kafi et l'enfant de Azouza sont de notoriété publique, avec procès à l'appui. Il révèle, selon l'auteur, le mépris qu'il vouait à Messali, Boudiaf, Debaghine et les autres qu'il qualifiait de «zaïmillons». Même attitude de mépris également exprimée à l'égard de Frantz Fanon, Mustapha Lacheraf, Mohand Cherif Sahli et autres Jean Amrouche que Bennabi étiquetait d'«intellectomanes». A propos de Ben Bella et Kafi, l'auteur signe que «les deux hommes incarnèrent l'Etat algérien dans des circonstances troublées». Riche en informations et en documents, le livre- son auteur ne souhaite pas l'assimiler à un pamphlet - mérite bien le détour. Il traduit une profonde et néanmoins patente indignation contre les pourfendeurs d'Abane. Un livre à lire. A. Y.