Café le Fennec, marché Assaka, boucherie Yasmine ou coiffure Sahara : mise à part la neige devant l'entrée de ces commerces, on se croirait presque dans le centre-ville d'Oran, de Marrakech ou de Djerba. Le Canada, «un territoire vierge» De la menthe fraîche, de la graine de couscous ou encore des olives trônent sur les rayons des épiceries. Les produits sont les mêmes qu'au bled, mais nous sommes bien en plein cœur de Montréal, sur la rue Jean-Talon Est, entre les boulevards Saint-Michel et Pie IX. Autrefois occupée par des migrants italiens, cette portion du quartier est désormais le nouveau centre névralgique de la communauté maghrébine. En octobre 2009, elle a même été officiellement baptisée «Petit Maghreb» par la mairie de Montréal.Même à des milliers de kilomètres de leur région d'origine, les commerçants se font un honneur de respecter le sens de l'hospitalité. C'est avec un large sourire que Kassem reçoit ses clients et prépare les commandes de viande. Installé depuis deux ans et demi au Québec, cet Algérien, vendeur dans une boucherie, se sent déjà chez lui : «Le Canada, c'est mon pays, je l'ai toujours aimé. C'est un territoire vierge et immense!» À ses côtés, derrière la vitrine réfrigérée, Hadi, le patron de la boutique, un compatriote d'Alger, modère son enthousiasme : «Le froid, ce n'est quand même pas évident. En hiver, les Québécois n'arrêtent pas de se plaindre.»
La non-équivalence des diplômes Mais le climat n'est pas la principale difficulté rencontrée par les migrants. Depuis son arrivée à Montréal il y a six ans, Hadi s'est lancé dans la vente alors qu'il a suivi des études d'informatique dans son pays. En effet, le Québec ne reconnaît pas la plupart des diplômes acquis à l'étranger.Les nouveaux arrivants doivent alors retourner sur les bancs de l'école pour obtenir des équivalences et exercer leur métier principal. Une perte de temps et d'argent pour ce boucher qui a préféré se lancer à son compte: «Il n'y a rien de mieux qu'être patron chez soi». De l'autre côté de la rue, la situation est la même pour le propriétaire de la boulangerie du Grand Maghreb. Habib était ingénieur en télécoms en Algérie, mais c'est désormais vêtu d'un tablier qu'il prépare des millefeuilles et des pains au chocolat: «Il aurait fallu que je retourne pendant deux ans en cours, mais il fallait bien nourrir mes quatre enfants. Je suis débrouillard et polyvalent, j'ai choisi autre chose.»Pour échapper à ces problèmes d'intégration, le pâtissier avait pourtant une solution plus simple: aller en France, où son père possédait la nationalité. «J'ai préféré venir ici, car en France les migrants ne réussissent pas. La société est fermée et les gens sont plus racistes». Une casquette américaine vissée sur la tête, Habib ne regrette pas son choix. Pour preuve, il explique que ses enfants sont devenus de vrais Québécois et qu'ils pratiquent même le hockey, le sport national canadien: «l'Algérie, cela ne leur dit rien, c'est leur pays ici».
Tout sauf la France Karima a, quant à elle, tenté l'aventure française, mais elle en garde un très mauvais souvenir. Derrière la caisse d'un restaurant maghrébin de la rue Jean-Talon, cette jeune migrante raconte avec amertume les cinq années passées dans l'Hexagone.Originaire de Kabylie, cette trentenaire algérienne étudiait il y a encore six mois les sciences de l'éducation à Paris:«Ce n'était pas le paradis comme je me l'étais imaginé. Malgré ma formation, personne ne m'a laissé ma chance. C'est comme si je devais faire seulement le sale boulot, du ménage ou garder des enfants».Après plusieurs mois d'inconfort dans un petit studio insalubre du 14e arrondissement, la décision est finalement prise avec son mari: direction Montréal. «On a trouvé un logement très facilement. Pour le même prix ici, on a un grand 4 pièces. Nos voisins sont Québécois, alors qu'à Paris, un Français ne vous laisserait jamais habiter à côté de chez lui», décrit Karima tout en servant à ses clients de la chorba, la soupe traditionnelle, et des sandwichs aux merguez. En attendant de pouvoir reprendre ses études en éducation, la jeune femme a été embauchée temporairement dans ce petit restaurant de quartier tandis que son mari travaille comme agent de sécurité. Son frère et sa sœur ont également pour projet de venir la rejoindre.
Rentrer au pays ? Attablé au comptoir du restaurant, Marwan écoute attentivement le témoignage de la serveuse. Même s'il vient régulièrement dans le quartier pour «respirer l'odeur du pays», ce Marocain, né à Rabat et issu de la classe moyenne, ne se reconnaît pas dans ce discours de migrant. Après un Master of Business Administration à Boston aux Etats-Unis, il s'est établi depuis 2006 au Québec.Mais pour ce jeune entrepreneur spécialisé dans l'import/export et qui garde toujours son iPhone à portée de main, ce n'est qu'une étape avant un retour au pays: «Les gens qui immigrent définitivement ici, c'est parce qu'ils sont pauvres. Ceux qui ont une éducation et des compétences rentrent au bout d'un moment. Moi, je veux revenir avec un vrai business.»Sans concession envers sa région d'adoption, Marwan ne voit que deux choses positives dans le Québec: «Le passeport et la médecine, mais seulement d'urgence, car pour le reste, les hôpitaux sont surchargés».Dans le café Sidi-Bou-Saïd, le repaire de la communauté tunisienne, Morad a, lui aussi, un regard assez dur sur la Belle Province: «Il y a autant de corruption ici, la seule différence c'est qu'on y a le droit de s'exprimer et de faire ce qu'on veut». Face à lui, Tarek, son partenaire aux cartes, montre plus d'attachement pour sa terre d'accueil: «C'est un meilleur pays. Je suis venu ici pour voir la vie et pour rencontrer des Québécoises!». Mais les deux amis, qui sont là depuis respectivement trois et cinq ans, ont toujours l'esprit tourné vers la Tunisie. Dans ce petit café décoré d'affiches touristiques vantant les charmes de leur pays, ils ont suivi avec attention la Révolution du jasmin. Ils ne comptent plus les heures passées devant l'écran de télévision branché sur Al Jazeera. Les deux hommes originaires d'Hammamet ont d'ailleurs participé aux manifestations anti-Ben Ali organisées à Montréal.Pour autant, ces Tunisiens ne croient pas en une amélioration immédiate dans leur pays d'origine, où ils ne rentreront que «s'il y a du travail». Et puis, comme l'explique Morad tout en fumant son narguilé: «On a passé tellement de temps au Québec. On ne peut plus reculer maintenant». S. T. In Slate.fr