Malgré les apparences, la guerre des mots -entre l'exigence de la demande de pardon et de repentance de la France coloniale et celle de trouver encore au colonialisme des aspects humains positifs- ne continue pas seulement une guerre d'indépendance mal consumée. Elle en exprime pourtant le fond essentiel tout en le voilant dans les émotions vivaces d'une empoignade inachevée comme si la victoire politique et militaire –oui, militaire contrairement à ce qui peut apparaître– ne constituait pas une victoire morale suffisant à panser toutes les blessures de l'âme. Un premier malentendu, d'ailleurs bien entretenu, veut circonscrire ces blessures à la seule période de la guerre, à ses atrocités et à la manière dont les forces coloniales l'ont menée : tortures, répression de masse, bombardement des villages, déplacement massif des populations, zones interdites, usage du napalm contre des villageois, viols et meurtres, et que les militants et intellectuels français, porteurs de valises, chrétiens de gauche, communistes en rupture de ban avec en proue la haute figure de Sartre, de Jeanson et des 121, n'ont eu de cesse de dénoncer, sauvant l'honneur de la France, les passerelles encore possibles entre les deux peuples et dénonçant des crimes qui, à défaut d'être bannis, étaient qualifiés. Pour la mémoire et pour l'histoire, et c'est bien le tort des Algériens d'avoir négligé d'en faire instruire le procès, sur pièces et au regard des lois françaises elles-mêmes -comme cela arriva une fois, une seule, sans que les pouvoirs publics en mesurent la portée. Mais peut-on reprocher un «manque de calcul» à des Djamila Bouhired, Djamila Boupacha, Annie Steiner, Annette Grégoire, Baya Hocine ou aux survivants d'une semaine de viols et de meurtres des Ouadhias. Que m'excusent toutes celles et tous ceux dont je ne cite pas le nom, les noms des personnes, les noms de villages, les noms des manifestants des 9, 10 et 11 décembre fauchés au 12/7, les noms des réfugiés au visage poignant sur les frontières tunisiennes, les noms des civils éclopés par les mines, les obus, les bombes. Les noms des paysans vivant dans des gourbis sur les hauteurs de leurs terres spoliées. Car c'est bien à ces paysans et à ces sous-prolétaires désarmés, affamés, hâves, déguenillés que la «glorieuse» armée des Salan et des Bigeard a fait la guerre et tiré gloire de leur avoir opposé l'armement infernal de l'OTAN car nous n'avons eu affaire qu'à l'armée française. Quelques fusils contre des avions, des chars, des bateaux de guerre, des troupes d'élite et un ratio d'un soldat pour 20 habitants dont il faut bien soustraire notre abondante marmaille, nos vieillards, nos grands-mères et pas du tout nos sœurs aînées et nos mères qui résistèrent avec ou sans poudre aux paras, aux exactions, aux douleurs indicibles de leurs ados montés au maquis ou arrachés à leur lit aux lueurs incertaines de l'aube pour être promis aux tortures, aux corvées de bois et, pour les plus chanceux, au froid coupant des camps de concentration. 1 soldat pour 20 civils sonnés par le code de l'indigénat, les dégâts de deux guerres mondiales où ils furent jetés aux avant-postes, le déni de la guerre d'Indochine où on les mena frapper leurs frères dans la condition coloniale avec les Marocains, les Thaïs, les Sénégalais et bien d'autres nationalités, sonnés par la misère, les famines, les maladies à tel point que Germaine Tillon qu'on présente –à mon avis faussement- comme l'anthropologue amie des Algériens regardait comme mesure d'urgence de donner de l'orge aux Algériens pour les sauver de la malnutrition ! De l'orge ! Vous vous rendez compte ? De l'orge pour survivre et Bigeard se trouve des titres de gloire à avoir combattu dans un rapport disproportionné des armes des populations sous-alimentées ! 1 soldat pour 20 civils, c'est le taux d'encadrement jamais réalisé dans l'histoire des guerres. Et les Algériens ont mis en échec cette formidable armée dont les officiers ont, par la suite, radoté sur quelques succès tactiques obtenus sur des groupements de maquisards en pénurie de munitions en mobilisant des moyens ahurissants. Nous pouvions en rester là de cette guerre et passer à autre chose. Le corps expéditionnaire avait échoué à vaincre les maquis même s'il les avait affaiblis. Il a échoué à stopper la guérilla urbaine même s'il l'avait amoindrie. Il a échoué à tétaniser la population même avec le soutien des collaborateurs et des harkis. Bref, il a échoué. Il n'a pas réalisé ses buts et a donc perdu sa guerre. Nous avons gagné la nôtre. Les faits avaient tranché la question essentielle. Mais alors pourquoi, des décennies après, la guerre a-t-elle repris par les mots et du fait de certains milieux français ? D'une part, une loi -vous imaginez, une loi comme pour figer les vérités et interdire la liberté d'interprétation ?– est venue trancher sur la nature du colonialisme : il a eu des aspects positifs. D'autre part, des milieux se sont mis en tête, avec Phillipe Val et Charlie Hebdo en tête, de refaire l'histoire en traitant notre mouvement de libération nationale de mouvement fasciste et rétrograde, ennemi des libertés. Il faut y ajouter Jean Daniel -l'ami perfide de l'Algérie- et son Nouvel Obs- il n'est pas le seul -menant des campagnes de promotion de Boualem Sensal inventant une vocation nazie de notre guerre de libération. Là-dessus, communistes englués dans l'appareil et l'idéologie de M.-G. Buffet, socialistes repentis des engagements anti-coloniaux d'un de leurs courants constitutifs et droite française confondus, s'extasient devant l'œuvre de J.- P. Llédo qui veut démontrer que nous n'avons pas mené cette guerre avec la droiture morale et l'éthique qui nous auraient certifié le label de guerre d'émancipation, que nous avons, tout autant que le corps expéditionnaire et les pires racistes, tué au faciès et, surtout, d'avoir anéanti le rêve d'une Algérie fraternelle brassant pieds-noirs et Algériens dans un creuset multiculturel et multiethnique. Je passe sur le reste qui est une méchante vengeance de désigner comme conséquence de notre obstination à l'indépendance la tournure tragique des luttes sanglantes et les contradictions entre notre tout jeune Etat national et le projet d'un khalifat pan national, qui ont ébranlé notre pays et notre société. Pour des courants imbus de leur «rationalisme», en principe attachés aux explications purement humaines, cela fleure bon la «punition divine» et la pensée religieuse la plus rétrograde. Cette guerre des mots est bien le fait de courants politiques et idéologiques français et elle mérite ce qualificatif de guerre par son caractère permanent et totalisant. Il faut d'abord lever le malentendu. Les crimes coloniaux ne se résument pas à leurs atrocités pendant la guerre d'indépendance. Ils sont constitutifs de tout le projet colonial et de son déroulement. Du débarquement à l'indépendance. Ils ont pour nom les massacres de masse tels que rapporté fièrement par les généraux de la conquête sous leurs différentes formes : des enfumades du Dahra à l'extermination de toute la population -absolument de toute la population- de l'oasis de Zaatcha, en passant par les autres cruautés de la conquête. La spoliation des terres et la répression des tribus, les atteintes aux formes ancestrales de propriété et l'administration militaire des territoires, le code de l'indigénat qui fut un état d'exception permanent pour les Algériens, la conscription et le pillage. La ruse «française» tient à cela. En parlant de la guerre, les milieux coloniaux veulent faire oublier le caractère de crime du colonialisme lui-même avec ou sans guerre d'indépendance algérienne ou vietnamienne. Ce crime fut le même pour tous : Malgaches, Sénégalais, Maliens, Indochinois, Congolais, Ivoiriens. Le même pour tous dans sa nature et le même crime de base fut commis par la France dans toutes les colonies avec parfois des coïncidences et des similitudes douloureuses entre la répression sauvage de mai 1945 en Algérie et à Madagascar, entre notre mai 45 et l'assassinat des tirailleurs sénégalais revenus du front allemand au Camp de Thyaoré. Le crime était le même et c'est celui-là que la France doit reconnaître : dans son essence, le colonialisme est un crime de la spoliation, du pillage et du sang. Qu'il n'ait pas eu la même intensité partout dépendait non pas du projet colonial mais des conditions pratiques et historiques. C'est un autre crime que de focaliser la conscience sur l'Algérie ou l'Indochine –encore que la guerre américaine du Vietnam a vite fait oublier la période française– par leur place particulière dans le processus d'émancipation pour passer à la trappe les souffrances des autres pays. Beaucoup pourront évoquer le caractère passionnel de cette mémoire coloniale algéro-française par la présence, le fait particulier d'une présence, d'une colonie de peuplement. Et alors ? Cela atténuerait-il le crime ? Au contraire ! Cela veut dire que la spoliation a été plus forte, plus profonde en Algérie qu'ailleurs et que la lutte d'indépendance s'est heurtée non seulement à un corps expéditionnaire mais aussi à des populations européennes massivement engagées dans la répression et d'autant plus actives et féroces qu'elles disaient défendre leurs droits naturels sur une terre sur laquelle elles sont nées. Les Lagaillarde, les Susini, les Froger se promettant une terre algérienne éternellement française. Ces habitués des ratonnades et précurseurs des tueries de l'OAS n'ont à aucun moment accepté que les indigènes soient leurs égaux en droits. Personne n'a le souvenir d'un mouvement pied-noir pour l'égalité des droits. Et les pieds-noirs d'origine –je les appelle ainsi pour mieux souligner leur grandeur–, chrétiens de gauche, communistes ou sans parti, qui ont rejoint la guerre de libération d'un peuple qu'ils considéraient comme le leur n'avaient pas d'autre solution pour assumer leurs idéaux de justice. Ils sont la preuve vivante que la fraternité était impossible et qu'il ne leur restait qu'à partager le sort d'hommes et de femmes qu'ils considéraient comme leurs égaux, comme leurs frères et sœurs puisqu'ils s'appelaient ainsi à cette époque de sang. Les écoles, les hôpitaux, les routes, les usines ont été construits exclusivement au profit du colonat, et la moyenne de 96% d'analphabètes parmi les Algériennes et de 94% chez les Algériens en est la meilleure preuve même si, pour des nécessités d'administration du territoire, de la justice et de fonctionnement de l'économie, les portes de la formation ont parcimonieusement été entrouvertes. Cette façon de poser le problème vise à cacher le problème fondamental de toute colonisation : celui de la terre. Le colonialisme occupe la terre et la prend aux autochtones. En Algérie, cette réalité fut plus apparente, plus criante qu'ailleurs à cause de ce peuplement pied-noir. La terre et les ressources. De quelle décolonisation peut-on parler si ce premier vol n'est pas expié par la récupération de ce qui a été spolié ? Il ne pouvait y avoir deux peuples pour une même terre et quelle fraternité pouvait être possible entre le spoliateur et celui qui regarde la terre de ses ancêtres qui lui a été arrachée. Tout l'enjeu de cette guerre des mots tourne autour de cette question de la terre et des ressources. Comme le crime a été universel, la reconnaissance de la réalité du crime doit être universelle à l'égard de tous les peuples et de tous les pays que la France a colonisés. Ce déni français de la réalité du crime colonial n'est pas une guerre du passé. Elle reflète des besoins et des buts du présent. La tentation néocolonialiste travaille profondément les adeptes du droit d'ingérence et les peuples ont raison de s'en méfier. Le colonialisme n'a pas invoqué un autre droit que celui de s'ingérer dans nos vies pour nous civiliser. Aujourd'hui, on parle de nous démocratiser, de nous rationaliser, de nous sauver de notre soumission fanatique à notre religion en nous apprenant les distances critiques qu'ils se targuent de posséder, de nous rendre éligibles aux droits de l'Homme, seul critère d'une humanité sauvée de la barbarie. Les mêmes termes qu'il y a deux et trois siècles. Cette guerre est une guerre d'aujourd'hui car reconnaître ces crimes coloniaux et demander pardon à tous les peuples qu'on a soumis par le fer, c'est prendre, auprès de son propre peuple, l'engagement que plus jamais la tentation de déposséder les autres ne conduira à des manœuvres souterraines ou avouées de domination des autres. Les dirigeants français sont-ils mûrs pour une telle conscience des droits des peuples et renoncer à toute tentation hégémonique ? C'est la demande du pardon qui l'assurera. M. B.