La captation du trésor d'Alger a commencé bien avant juillet 1830. Déjà des différends pour de sordides affaires d'argent, où les Français jouaient le mauvais rôle, avaient entaché les relations privilégiées entre la France et le chef des Barbaresques… C'est justement l'un de ces vieux contentieux qui oppose Pierre Deval, consul de France auprès de la Régence d'Alger, à Hussein Pacha, le dey d'Alger. Le 30 avril 1827, veille de fête musulmane, Deval se présente à la Cassaubah pour offrir, comme c'est l'usage, ses civilités à Hussein Pacha. C'est une cérémonie officielle où se côtoient beaucoup de monde : interprètes, ministres, janissaires… Arrogant, comme s'il cherchait délibérément à créer un incident diplomatique, le consul de France demande au dey de prendre sous sa protection un navire du Saint-Siège arrivé depuis peu dans le port d'Alger. — Tu viens toujours me tourmenter pour des objets qui ne regardent pas la France, et ton gouvernement ne daigne pas répondre à la lettre que je lui écris pour ce qui me regarde. — Mon maître n'a pas de réponse à faire à un homme comme toi. Deval s'est exprimé en turc, mais sa maîtrise relative de la langue ne s'embarrasse pas de nuances et aggrave probablement ses propos. Le dey les juge insultants. Le ton monte rapidement. Deval menace le dey d'une protestation officielle de son gouvernement. Ivre de colère, Hussein Pacha soufflette le représentant de la France de son éventail en plumes de paon. La scène est célèbre, et reproduite maintes fois par les peintres qu'elle inspira. Fût-il doux comme une caresse, l'affront est immense. — Ce n'est pas à moi, c'est au roi de France que l'injure a été faite. — Je ne crains pas plus le roi de France que son représentant ! Le dey, courroucé, ordonne au consul de France de quitter les lieux sur-le-champ. Dans un même élan, le gouvernement français demande à Deval de quitter Alger s'il n'obtient pas des excuses de Hussein Pacha qui, naturellement, refuse de les lui présenter, s'estimant dans son bon droit. Le 15 juin 1827, la France déclare de facto la guerre à la Régence en bloquant le port d'Alger. Le soufflet à la plume de paon est donc à l'origine de ce premier acte de guerre qui se terminera trois ans plus tard quand l'armée française s'emparera d'Alger. Mais les historiens ne s'étendent pas sur les motifs légitimes de la colère du dey, qui est tombé dans le piège tendu par un diplomate peu sourcilleux qui pensait beaucoup plus à ses propres intérêts qu'à ceux de la France. Ce soufflet lui permettait en effet de sortir d'une situation inextricable qu'il avait largement participé à créer. Effectivement, depuis quelques années, le consul promettait au dey d'Alger que la France honorerait des dettes contractées vingt-cinq ans plus tôt auprès de la Régence. Excédé parce que aucune de ces promesses n'avait été suivie d'effet, Hussein Pacha avait apostrophé Deval à propos d'une lettre, restée sans réponse, qu'il avait écrite le 29 octobre 1826 au ministre des Affaires étrangères, le baron de Damas. Son courrier dénonçait «les malises et les mansonges de ce consul et de tout ce qu'il me fait croire […]. Je vous assure Excellence que je ne peut plus souffrir cet intrigant chez moi». Et il soulignait que, s'il n'avait pas expulsé Deval, c'était à cause «de la bonne intelligence qui existe entre notre Régence et la France depuis un temps ancien et que c'est l'unique nation que nous la croyons amicale […]. En conséquence, je désire que votre Excellence aura la complaisance de présenter mes respects à Sa Majesté le roi en lui priant de prendre tout cela en considération et il fera appeler cet intrigant chez lui et nous envoyer un autre consul qui soit un brave homme et qu'il ne se mêle pas dans les affaires de son gouvernement […] autrement je suis fâché de vous dire que je serez obligé de le renvoyer […]». Ce courrier, sans être insultant, contrairement à ce que prétendent Deval et ses amis, traduit l'exaspération du dey d'Alger qui, en quelques lignes, rappelle le contentieux qui l'avait opposé à la France et avait déjà fait l'objet d'un traité entre la Régence et le Premier consul en 1801 ! Bien avant l'arrivée des Turcs, les commerçants français s'étaient installés sur les côtes d'Afrique. A partir de François Ier, les bonnes relations des rois de France avec la Porte ottomane perdurèrent jusqu'à la Régence. Traités et capitulations accordaient des privilèges à la France et en particulier à la ville de Marseille, autorisée à pêcher le corail sans subir les assauts des corsaires barbaresques qui sévissaient en Méditerranée. A plusieurs reprises, quand les liens se distendirent entre Paris et Constantinople, les intérêts français furent menacés, mais sur de courtes périodes. Après un bombardement intensif d'Alger pendant la première quinzaine de juillet 1688, Alger signa un traité avec Louis XIV et renonça à exercer la piraterie contre la France. La Révolution ne défit pas les liens qui unissaient la France et la Régence, compte tenu de l'importance des affaires traitées entre les deux gouvernements. Le couac surgit sous le Directoire. De 1795 à 1798, Joseph CohenBacri et Michel Busnach, deux Juifs originaires de Livourne, négociants et banquiers de la Régence qui ont pour créancier le dey, approvisionnent les armées d'Italie et le corps expéditionnaire en Egypte en grandes quantités de blé de la Mitidja. La France tarde à honorer ses factures envers ses fournisseurs. Dans un premier temps, Talleyrand, proche de Bacri, se démène pour aider les deux commerçants d'Alger à recouvrer leurs créances. Le 24 août 1800, le ministre des Affaires étrangères écrit à son collègue des Finances : «L'état de nos rapports actuels avec la Régence exige qu'on montre aux Juifs la meilleure volonté possible.» Durant toute cette longue affaire, Talleyrand demeurera un interlocuteur privilégié pour Bacri, qui écrira : «Si le Boîteux n'était pas dans ma main, je ne compterais sur rien», laissant ainsi penser que cette proximité n'était pas désintéressée. A la fin de la campagne d'Italie, le 17 décembre 1801, la France et la Régence signent un traité de paix dont l'application pose de sérieux problèmes. Le dey refuse de considérer les Etats italiens annexés par Bonaparte comme des nations amies. En clair, cela signifie que les pirates basés à Alger peuvent toujours faire main basse sur leurs navires. Mais Bonaparte, à la fois menaçant et brutal, impose une paix globale au dey, qui écrit le 13 août 1802 : «A notre ami Bonaparte, Premier consul de la République française, et président de la République italienne : je vous salue, la paix de Dieu soit avec vous.» Pour souligner ses bonnes dispositions, le dey invite le Premier consul à lui écrire directement au cas où, à l'avenir, il surgirait un quelconque problème entre eux : «Et tout s'arrangera à l'amiable.» Mais dans le dernier paragraphe, le dey demande néanmoins à Bonaparte de régler les dettes de la France à Bacri et Busnach : «Faites-moi le plaisir de donner des ordres pour faire payer à Bacri et Busnach ce que leur doit votre gouvernement, puisqu'une partie de cet argent m'appartient, et j'attends d'être satisfait, comme me l'a promis votre consul DuboisThainville.» Cet interminable contentieux alimentera quelques vautours et esprits retors, prêts à rapiner quelque or. Bacri, avec la protection de Talleyrand, jouera constamment un jeu trouble. Quand le Trésor français donne des acomptes, rien, apparemment, n'arrive jusqu'à la Régence. A la Restauration, la France reconnaît encore une fois la dette envers Bacri. Le 13 février 1816, Pierre Deval, le nouveau consul de France à Alger, promet que la France s'en acquittera mais il faudra cependant attendre trois longues années pour que le roi nomme une commission afin de régler, une fois pour toutes, cette pénible histoire qui empoisonne les relations entre les deux Etats. Le 28 octobre 1819, les commissaires du roi acceptent une transaction avec les fondés de pouvoir des négociants algérois. La France verse 7 millions en numéraire alors que la dette pèse environ le double. Même si le dey d'Alger n'est pas officiellement partie prenante dans cette négociation, il reste en coulisse et donne son blanc-seing à cet ultime solde de tout compte qui doit revenir dans ses caisses. Au mois de juillet 1820, le ministre des Affaires étrangères, le baron de Damas, propose aux Chambres un projet de loi pour entériner le règlement d'un contentieux déjà vieux d'une vingtaine d'années et entamer une nouvelle ère de paix entre Paris et Alger. Las ! Le dey ne reçut pas un centime, car, à peine la loi votée, les sommes qui lui étaient destinées furent séquestrées par le Trésor pour garantir des créanciers français sur des négociants algériens. Le ministre des Affaires étrangères, à l'origine de ces mesures conservatoires, en détournant ainsi l'esprit de la loi, mettait la paix en péril. Mesures qui «présentaient le singulier résultat que le seul créancier, en faveur duquel on avait reconnu la créance, fut le seul qui n'en reçut aucune part», comme l'écrit en 1830 Alexandre de Laborde, député de la Seine, dans une adresse au roi et aux Chambres intitulée Sur les véritables causes de la rupture avec Alger et sur l'expédition qui se prépare. Avec quelles arrière-pensées le baron de Damas a-t-il pris de telles mesures ? Par qui était-il conseillé ? Pour mieux comprendre l'exaspération du dey, son bon droit mais aussi sa patience et ses bonnes dispositions à l'égard de la France, il suffit de lire la lettre qu'il a envoyée, le 29 octobre 1826, au ministre des Affaires étrangères. Le dey d'Alger refuse de croire que le comportement du consul Deval exprime la position de la France. Il s'étonne d'abord de n'avoir pas reçu de réponse à la lettre qu'il lui a écrite deux ans auparavant et soupçonne le consul. Le dey annonce ensuite l'objet de sa lettre : «[l'informer des] malises et des mansonges de ce consul et de tout ce qu'il me fait croire… je trouve que tous sont des intrigues. Je vous assure Excellence que je ne peut plus souffrir cet intrigant chez moi et plusieurs foi je compte de lui mettre sur un de nos vaisseaux et lui renvoyé de chez moi mais j'ai souffert tout cela depuis longtemps a cause de la bonne intelligence qui existe entre notre Régence et la France depuis un temps ancien et que c'est Tunique nation que nous la croyons amicale ; en conséquence je désire que votre Excellence aura la complaisance de présenter mes respects à Sa Majesté le Roi en lui priant de prendre tous cela en considération et il fera appeler cet intrigant chez lui et nous envoyer un autre Consul qui soit un brave homme et qu'il ne se mêle pas dans les affaires de son Gouvernement (car les gens employé par leur souverain ne doivent pas rapporté une chose pour une autre [...]) autrement je suis fâché de vous dire que je serez obligé de le renvoyer.» Malgré un français approximatif, le propos du dey est clair. Il demande tout simplement à la France de rappeler son consul, sinon il renverra lui-même «l'intrigant». Il rappelle que la transaction de 1819 avait été acceptée par lui «pourvu que cet argent soit versé à notre Régence à compte des sommes considérables que ledit Bacri nous doit». Il souligne enfin qu'il a dû mettre Bacri en prison parce qu'il ne payait pas ses dettes et affirme que ledit Bacri lui a confié avoir été contraint de promettre à Deval et à Nicolas Pleville, le fondé de pouvoir de Bacri (qui avait officiellement mené la négociation avec les commissaires du Roi en 1819), une somme de deux millions de francs pour lui avoir obtenu les sept millions. […] Je prie Votre Excellence de faire restituer ces deux millions susdits qui ont été mal gagnés car un Consul ne doit pas être traître à son gouvernement. Le dey réclame, en sus de cette somme, son dû : à savoir les sept millions de francs promis en 1819. Le tout en des termes respectueux malgré l'indignation provoquée par le comportement du consul Deval. Un consul qui manifestement ne craint pas les foudres de Paris. Qui le protège ? Talleyrand a-t-il toujours le bras assez long ? Ou faut-il voir dans l'arrogance du consul Deval la certitude que le gouvernement cherche un prétexte pour renverser le dey d'Alger ? Quoi qu'il en soit, le blocus du port d'Alger commence à la mi-juin 1827 et va coûter 7 millions de francs par an au budget de la France. Dès la fin de l'été 1827, le ministre de la Guerre, le marquis de Clermont-Tonnerre, fait travailler ses services pour donner toutes les bonnes raisons à Charles X de monter une expédition contre Alger. Le rapport envoyé le 14 octobre 1827 commence ainsi : «La guerre existe avec Alger : comment peut-on la terminer d'une manière utile et glorieuse pour la France ? C'est la question qu'il s'agit d'examiner.» Il sacrifie d'abord à quelques considérations convenues sur la punition nécessaire des Barbaresques au nom de la Chrétienté, qui, pour les légitimistes, a de nouveau un sens. Alger a enflammé pendant longtemps les esprits parce que cette ville symbolisait le coup d'arrêt porté à la Reconquista menée par l'Espagne catholique. A la fin du XVe siècle, l'Espagne avait persécuté les Maures installés sur son sol depuis le XIIIe siècle, les avait chassés puis poursuivis jusque sur les terres africaines. Pour parachever cette reconquête, le cardinal Ximenès avait, dans les années suivantes, érigé des places fortes sur les côtes et notamment un îlot devant Alger, alors une petite ville berbère sous protection arabe. Le roi d'Alger ne disposait pas de forces suffisantes pour bouter les Espagnols qui bloquaient son port et menaçaient la ville. Il décida alors de faire appel à celui qui symbolisait la résistance aux Espagnols dans tout le sud de la Méditerranée, un corsaire qui défiait les Etats chrétiens en aidant les musulmans d'Espagne à émigrer et en s'offrant le luxe de lancer des raids sur les côtes espagnoles. Il s'appelait Arudj, mais tout le monde le connaissait sous le surnom de Barberousse, probablement une dérive phonétique de Baba Arudj. La rumeur faisait de lui le fils d'un corsaire renégat de Lesbos et d'une Andalouse. Arrivé à Alger en 1515, Barberousse ne tarda pas à tuer le roi Selim Eutemy, qui avait fait appel à ses services, et s'installa tout bonnement à sa place, faisant d'Alger le grand repaire de corsaires de la Méditerranée. Son règne fut très court. Il mourut à son tour en combattant les Espagnols et il fut remplacé par son frère Khaïr Edin, surnommé, lui aussi, Barberousse. Le 27 mai 1529, Khaïr Edin détruisit la forteresse espagnole qui commandait l'entrée du port et lança immédiatement de grands travaux pour agrandir le port et fortifier la ville. Il est alors très conscient que ses ennemis ne le laisseront pas en paix et que fortifications et corsaires ne feront pas le poids face à l'Empire et à la Chrétienté tout entière. Il lui fallait un allié solide. Il demanda et obtint la protection d'un autre empire, celui de la Porte ottomane. De petite ville berbère, Alger va ainsi devenir la capitale redoutée d'une province turque, peuplée de Maures venus d'Espagne, de Berbères, d'Arabes et de Turcs qui dirigent, administrent et assurent la sécurité (les Janissaires) et évidemment de corsaires. Tous les rois et princes de l'Occident chrétien vont dès lors rêver de punir et détruire Alger. Si le grand Charles Quint réussit à chasser Barberousse de Tunis, il va ensuite subir la terrible humiliation de sa vie à l'automne 1541, en perdant les deux tiers de son armée et de son armada (près de 400 navires) lancées à la conquête d'Alger. Plus prudent, Louis XIV se bornera à faire tirer le canon sur Alger, à deux reprises, sans prendre le risque de débarquer. Les Espagnols se ridiculiseront une nouvelle fois en étant renvoyés à la mer. Les Etats-Unis en 1815 et l'Angleterre l'année suivante préféreront menacer Alger de leurs canons dans le dessein de négocier avec le dey. En 1830, la Régence d'Alger est un village ottoman de quelque trois millions d'habitants dont la capitale est Alger. Elle est composée de quatre provinces. La principale est Dar Al Sultan qui comprend la ville d'Alger (moins de 50 000 habitants), sa banlieue et la plaine de la Mitidja, gouvernée directement par le dey nommé par Istanbul jusqu'en 1711. Les trois autres, Titteri, Oran et Constantine sont dirigées par des beys nommés par le dey. Les beys envoient deux fois par an le montant des impôts au dey et se rendent à Alger tous les trois ans. La Régence est dirigée par un peu moins de 10 000 Turcs qui avec une grande économie de moyens —faible centralisation, administration réduite et peu de troupes— assurent la tranquillité publique. La majorité de la population est composée de Maures et de Berbères vivant en tribus en dehors des villes, presque totalement autonomes à l'égard du pouvoir dont elles sont par ailleurs exclues. La Régence n'entretient plus, en 1830, que des liens formels avec la Porte. Le marquis de Clermont-Tonnerre se remémore l'histoire récente des rapports entre Paris et la Régence quand il pose la question du coût d'une expédition contre Alger et des avantages que la France peut en attendre —notamment s'il ne s'agit que de «tirer vengeance de ces pirates». Précisons que si la propagande tente encore d'enflammer les imaginations au sujet des Barbaresques et des esclaves chrétiens détenus par la Régence, l'élite dirigeante sait bien que les dernières courses des corsaires ont eu lieu en 1819. Clermont-Tonnerre laisse alors pointer le bout de l'oreille en évoquant, sans avoir l'air de s'y intéresser vraiment, les richesses d'Alger : «Quand bien même le roi n'aurait pas d'autre dessein que de punir les Algériens, en détruisant leur ville, ce résultat devrait suffire pour décider l'expédition. Je ne parle pas des trésors qui sont accumulés dans le château du dey d'Alger : on les estime à plus de 150 millions et il lui sera impossible de les soustraire aux chances du siège, parce qu'il ne peut les transporter par mer, à cause du blocus […].» Dès lors, on ne parlera plus officiellement du trésor de la Casbah, mais on y pensera toujours. Chapitre III de Main basse sur Alger de Pierre Péan