«Cet homme qui fait le vœu de ne pas mourir égorgé, c'est lui. Ce cadavre sur lequel on recoud une tête décapitée, c'est lui. C'est lui qui ne sait rien faire de ses mains, rien d'autres que ses petits écrits. Lui qui espère contre tout, parce que, n'est-ce pas, les roses poussent bien sur les tas de fumier.» Lui, le «mauvais vagabond», le «mauvais citoyen», le «voleur dans la nuit qui» est «tout cela et qui est seulement journaliste», c'est Messmar Djeha, alias El Ghoul de la chronique de presse algérienne. Lui, car il n'y a eu que lui, dans ce registre là, c'est Said Mekbel. Le billettiste, le vrai, le particulier. Le journaliste d'une chronique unique, d'un billet singulier, toujours les mêmes. Ceux de toute une vie d'homme, ceux de toute une carrière de folliculaire clair comme le jour, mais lucide et désabusé comme une nuit noire qui porte conseil. Mais pourquoi donc évoquer aujourd'hui Said Mekbel, alors même qu'on est loin de la date de sa disparition, plus propice à l'hommage posthume ? La faute à un songe de nuit parisienne et à un compatriote tout aussi désabusé que Mekbel lui-même, qui a posté sur Facebook le dernier manuscrit, jamais publié du billettiste de l'absurde et du chroniqueur du pire, qui sont algériens, comme on ne le sait que par trop. Mais dieu de dieu et diable de tous les diables, comment ne pas parler alors du «voleur dans la nuit qui…» ? Du «témoin qui doit ravaler tout ce qu'il sait» qui, dans une chronique testamentaire, a philosophé sur la mort, la sienne, qu'il attendait plutôt que prévu. Le chroniqueur de toujours, billettiste des jours algériens, beaux comme la vie qu'on ôtait durant les années de la soustraction terroriste, s'est demandé dans cet opus ultime «qui tue ?» Ou encore, «pourquoi on tue ?» Encore et encore, «comment on tue ?» Et «quand on tue ?» Luxe de questions que seul un militaire de carrière interrompue de Saint-Cyrien, un spécialiste de la mécanique de fluides et un aspirant naturel aux mots des colonnes de presse pouvait se permettre en ces temps de GIA et d'escadrons de la mort anonymes. La double lecture du «dernier manuscrit» de Said Mekbel et de son ultime billet, le jour même du trépas, n'ont pas seulement ravivé les souvenirs douloureux de la violence rouge. Celle, précisément, des années noires du terrorisme à visage intégriste ou sans nom. Celle dont le visage portait une barbe hirsute, mais qui n'avait pas forcément d'identité précise. De son propre aveu, Said Mekbel, dans une mystérieuse empathie avec une journaliste allemande, Monika Bergmann de son nom, lui avait confié sa conviction «qu'en haut, il y a des gens qui faisaient tuer par pédagogie», notamment les journalistes. Surtout, les plus lucides, ceux qui comme Djeha, personnage populaire arabo-musulman, s'en sort toujours face aux puissants, par la ruse ordinaire et le pessimisme de l'intelligence active. Celles-là même que possédait Messmar Djeha, en l'occurrence Said Mekbel. Confessions prémonitoires recueillies en 1993 et publiées en 2008 chez Taraède/Dar al-Jadeed, à Paris et à Beyrouth. Encore une fois, pourquoi aujourd'hui Said Mekbel, à l'heure de Google, de Tweet et de Facebook, au temps où le journalisme algérien est synonyme de précarité économique, de misère sociale, d'indigence intellectuelle, de compromission politique et de défaite philosophique ? Mais pourquoi encore se remémorer Messmar Djeha, le journaliste qui faisait de la tauromachie, à fronts renversés et à cornes inversés, avec les potentats du moment ? C'est que cet ingénieur émérite, spécialiste des gaz et des mots fluides, a été l'homme d'une seule fidélité. A son pays, à sa famille bougiote, d'abord et toujours. Ensuite, et en même temps, à sa grande famille politique de progrès, à ses idées de pourfendeur indéfectible du conservatisme social et de l'arriération intellectuelle. Et, tel un fil rouge journalistique, une fidélité à une même chronique transformée en billet pour une démocratie rêvée. A l'heure où le copier-coller est un art de vivre médiatique grâce à un journaliste virtuel nommé Google, au moment où la médiocrité indigente est une puissance financière et une norme morale, déclinées en arabe comme en français, évoquer Said Mekbel est une entreprise morale cathartique. Salvatrice, plus encore. Messmar Djeha du quotidien Le Matin, El Ghoul d'Alger-Républicain qui, sur les conseils avisés d'Henri Alleg, avait quitté la critique cinématographique pour la chronique et, surtout pour le billet, alpha et oméga du journalisme de grand talent. Une vie durant, c'est-à-dire de 1964 à sa mort, un jour de décembre de 1994, dans une cantine algéroise de la rue Belhouchet, à Hussein Dey, une pizzeria nommé «Marhaba» -dans les deux cas ça ne s'invente pas-, Said Mekbel fut El Ghoul, le grand ogre des mots pour les maux. Pas celui de la politique de bazar à deux dinars, qui se prénomme Amar. Plutôt l'ogre du journalisme qui a toujours planté, dans le flanc des puissants et des possédants, ce «clou» qui permettait naguère à Djeha de squatter leurs riches demeures, pour mieux perturber leur sommeil d'injustes. Said Mekbel d'Alger-Républicain, des journaux satiriques El Manchar (la scie) et Baroud (la poudre), compère de Tahar Djaout à Ruptures, géopoliticien auprès de Djilali Liabès à l'Institut d'études de stratégie globale d'Alger, manque cruellement à son pays et à sa presse. Encore plus en ces temps où les vrais chefs éditoriaux des journaux résident dans une caserne militaire, quand ce n'est pas dans les bureaux feutrés d'opérateurs de GSM étrangers ou sur les pages virtuelles d'un généreux mécène nommé Hadj Mohamed Google. N. K.