Ce samedi après-midi du 4 décembre 1994, place de la République, à Paris, il y avait foule pour la marche organisée à l'appel de trois partis politiques : le RCD, le PRA et le MDS. J'y prenais part avec quelques journalistes algériens en exil. Amara Benyounès, le bras droit de Saïd Sadi, m'annonça la terrible nouvelle, bouleversé: «Saïd Mekbel a été assassiné il y a une heure, à Hussein Dey.» La nouvelle est fraîche. Elle venait juste de tomber. Et elle me fit terriblement mal. Notre amitié était récente. Elle s'est forgée au combat qui nous avait réunis lors de la suspension, en juillet 93, du Matin, de Rupture et de Liberté dont je suis le directeur-fondateur. Sous le choc, j'avais demandé une cigarette. Mon sevrage tabagique était déjà à son sixième mois. Depuis ce jour fatidique, je me suis remis à goûter aux délices de la nicotine. L'assassinat de Mekbel m'avait traumatisé. Trois jours auparavant, je l'avais appelé de Paris pour avoir de ses nouvelles. - Ne t'inquiète pas pour moi. Je suis bien «barricadé» au siège du journal. Le siège du journal Le Matin était situé à la rue Belhouchet, à Hussein Dey. Le destin, souvent tragique metteur en scène, décrétait sa vente aux enchères dix ans plus tard, dans des conditions que la morale réprouvera toujours. Mohamed Benchicou, comme beaucoup de ses confrères, contraint de quitter le pays, avait laissé l'intérim du Matin à Saïd Mekbel. Durant la suspension du quotidien, en juillet 93, sous le gouvernement Abdeslam, je dois avouer que Saïd s'était distingué par un activisme hors du commun. En plus, j'étais heureux de constater qu'il y avait du charisme chez cet homme. Notre amitié est née lors des réunions que nous organisions, chaque jour, au siège du quotidien Liberté pour tenter de mobiliser les partis politiques et la société civile. Il était souvent accompagné de Djakoun Abdelwahab. Autour de la table, il y avait aussi Najib Stambouli, rédacteur en chef de l'hebdomadaire Rupture, orphelin depuis un mois de son directeur de la rédaction, Tahar Djaout. Redoutable polémiste, chroniqueur hors pair, Mekbel était un vieil opposant. Il n'aimait ni le pouvoir ni le FLN, encore moins ses affidés. Il m'avait épinglé plusieurs fois dans sa célèbre chronique «Mesmar Djeha». Je lui en ai voulu. En ce temps, l'on s'ignorait superbement. Il me taxait de «facho» du FLN et moi, je ne me gênais guère pour l'étiqueter «néo-stalinien». En vérité, en tant que militant du Pags, il ne me portait pas dans son coeur. Au Matin de Benchicou, les ciseaux d'Anastasie étaient bannis. Mekbel s'en donnait à coeur joie. Le jeu en valait la chandelle. Il jouait sa partition en solo et il l'a réussissait merveilleusement bien. Dans ce qu'il appelait sa «République canaille», il n'a eu de cesse alors de dénoncer les magouilles du pouvoir. Il avait l'odorat prémonitoire et anticipateur qui distinguait les grands journalistes. Il ne faisait pas dans l'escroquerie intellectuelle. Ayant un savoir consommé de son métier de journaliste, il était persuadé que l'obstination est la vertu capitale pour réussir. Auréolé de sa réputation de chroniqueur, il a su donner un peu de glamour à une corporation journalistique désespérément terne. Sa force? Réussir à rompre à jamais avec un discours conventionnel. Ses écrits journalistiques portaient réellement son ADN. De son métier, il en faisait un sacerdoce. Pour lui, un journaliste, un vrai, doit s'attaquer à l'impunité des puissants, sinon il ne pourra se targuer de bien faire son métier puisqu'il aura, dès lors, lui-même porté un coup sévère à la liberté d'expression. Sa force résidait tout de même dans le fait qu'il croyait en ce qu'il affirmait. C'est ce qui explique son humus. Le Mouvement islamiste armé (MIA) de Chabouti avait rendu publique une longue liste de trois cents personnalités algériennes qu'il condamnait à mort. Des «avis officiels» avaient été adressés à chacun de ces «récipiendaires». Parmi eux, figuraient des généraux, des ministres, des magistrats, de hauts fonctionnaires et bien sûr des journalistes. Il y en avait exactement trois cents! Mais chacun de ces «avis» portait un numéro. Saïd Mekbel, avec son air futé, me dit: «Tu as quel numéro Ahmed?» Devant mon hésitation, il finit par lâcher: «Je voudrais savoir si je suis classé avant toi ou après toi, Fattani.» Pour Saïd Mekbel, ce «classement de la mort» avait son importance. Il voulait savoir, mieux avoir la confirmation, si le MIA le considérait plus dangereux lui, Mekbel, chroniqueur du Matin que Fattani, directeur de Liberté. A qui accordait-on la préférence dans l'élimination physique de l'un et de l'autre? Cela renseignait parfaitement sur le degré des capacités de nuisance anti-islamistes de chacun d'entre nous, telles que ressenties par les chefs des organisations terroristes. En haut, à gauche, de la condamnation à mort qui m'était adressée, il y avait effectivement un numéro inscrit en rouge. Le mien, je m'en rappellerai toujours, était le 218. Je le vérifiais avant de l'annoncer à Saïd. - Mais tu n'as pas honte. Tu es un vrai canasson pour le MIA ! me dit-il. Son numéro, si j'ai encore bonne mémoire, était le 105. Oui, bien le 105. - Je passerai avant toi, je te le promets, m'annonça-t-il. Prémonition? Allez savoir... Même dans la mort, les chiffres, les numéros, le classement avaient leur importance, même leur part de mystère, pour le journaliste Saïd Mekbel. Le 25 août 1993, les quotidiens Liberté, Le Matin et l'hebdomadaire Rupture se préparaient à reprendre le chemin de l'imprimerie après une suspension de plus d'un mois et demi. Rédha Malek, nouveau chef de gouvernement, avait donné des instructions à son nouveau ministre de la Communication, Mohamed Merzouk, pour négocier notre reparution. Je me fis accompagner par Ali Ouafek, l'actuel directeur de Liberté, alors chargé de la coordination du journal. Saïd Mekbel avait, à ses côtés, Najib Stambouli.Pendant que nous attendions dans la salle de conférences que le nouveau ministre entre pour que nous entamions la négociation, Saïd me dit, en prenant à témoin Ali Ouafek: -Si un jour, Ahmed, tu crées ton parti politique, je te demande dès à présent de me réserver la carte n°1. Durant ces deux mois de combat, j'ai appris réellement à te connaître. Et je me réjouis à l'avenir de pouvoir te compter parmi mes vrais amis. Reçus par le ministre quelques minutes plus tard, il lui dit: «Je donne carte blanche à mon ami Fattani pour négocier avec vous les conditions de notre reparution.» Le journaliste Saïd Mekbel était un personnage hors du commun. Dans la fournaise algérienne de l'époque, il avait son mot à dire... La légende adore les héros vertueux. Dix ans après, il est vrai que Djeha * est mort, mais son MESMAR est toujours là! * La chronique du célèbre billettiste 'intitulait «Mesmar Djeha».