Le chic pour un chroniqueur autant que son plaisir et son privilège, c'est de chroniquer, deux fois de suite, sur le même objet du désir éditorial. Pour le bien nommer, ici même, Fellag. C'est que le grand lascar est doublement à l'affiche parisienne. Pendant qu'il roule, toque de chef sur la tête, mine malicieuse et plat gourmand, son couscous théâtral au Rond-Point élyséen, il fait lui aussi sa rentrée des classes avec un film où il crève l'écran. Alors, dites-moi, franchement, dans un cas où le plaisir est à la fois théâtral, cinématographique et éditorial, comment, diantre, bouder son bonheur ? Comment faire alors sinon de chroniquer sur Monsieur Lazhar, film canadien de Pierre Fallardeau où Fellag retourne à l'école, avec beaucoup de classe. Son ombre cinématographique projetée est partout à Paris : sur les panneaux, dans le métro, à l'antenne et dans les colonnes de la presse et sur les colonnes Morris. Impossible d'échapper alors à ce film qui est une connexion du théâtre et du cinéma. Une rencontre triangulaire entre Evelyne de la Chenelière, dramaturge canadienne, qui a soufflé le nom de Fellag au réalisateur québécois Philippe Fallardeau. Et c'est ainsi qu'une pièce de théâtre sur un maître d'école algérien au Québec devient une histoire de cinéma et un film maintes fois distingué à Locarno, Namur, Valladolid, Toronto et Hollywood. Sous les traits de douce mélancolie de Fellag, Bachir Lazhar du théâtre devient tout simplement M. Lazhar du cinéma. Ce film, déjà projeté à Alger, en avant-première, traite avec simplicité de problèmes aussi complexes que l'immigration, l'éducation, les méthodes pédagogiques, les relations enfants-enseignants-parents, les hommes et les femmes. M. Lazhar, c'est le Rouge et le Noir de Stendhal. C'est le choc des drames personnels et des cultures, mais, au final, la rencontre de deux mondes et de deux cultures. Pour faire vivre un personnage qui sort de nulle part, un Algérien au passé composé, vécu à l'imparfait d'une vie de violences collectives et de douleurs personnelles, Philippe Fallardeau a choisi finalement Fellag. Contre l'avis même de ses producteurs qui voulaient Kad Merad. Mais le réalisateur a tout de suite vu que la notoriété de la vedette parisienne ne garantissait pas d'emblée la qualité du film et son succès éventuel au box-office. «Je n'y croyais pas. Kad a un père algérien, mais c'est un Français. Fellag, lui, on dirait qu'il débarque d'Algérie.» La messe était alors dite. Et c'est ainsi que Mohamed Fellag d'Azzeffoun deviendra Bachir Lazhar de Montréal. Et l'on voit comment Fellag a donné un peu de lui-même, beaucoup même à Monsieur Lazhar. Pour le faire vivre avec finesse, délicatesse, tendresse, intelligence et sobriété, soit autant de caractéristiques de l'acteur dans sa vie d'homme, d'écrivain et de comédien. Fellag est Lazhar et Bachir est Mohamed. L'Algérien réel a conféré à l'Algérien virtuel un peu de ses fragilités, de ses fêlures, de ses angoisses algériennes d'hier et de ses rêves humains de toujours. Un «Cocktail Khorotov» qui a fourni au personnage sa profonde humanité. Dans le film comme dans la vraie vie, Lazhar et Fellag transmettent des mots, vivent de l'amour des mots et en vivent. Ils y trouvent même leur salut. Dans le costume de Bachir Lazhar, Fellag libère la parole des enfants d'une classe d'école traumatisée par le suicide d'une enseignante de français par eux tant aimée. Et il se libère lui-même. Déchire l'enveloppe pour donner de splendides images de la différence de cultures. Et c'est ainsi qu'il a sublimé un scénario tout en dentelles, délicat, poignant, servi par une remarquable qualité de la photo de Ronald Plante et le montage doublement chirurgical et poétique de Stéphane Lafleur. En bobine, une splendide peinture de l'équation du déracinement et de l'enracinement, résolue, le temps d'une projection, par un Fellag pudique et tendre. Un Fellag bien mûr pour le cinéma d'art et d'essai, métamorphosé devant la caméra-stylo de Fallardeau, auquel deux chérubins du cinéma canadien, Sophie Nélisse et Emilien Néron ont donné une réplique génératrice d'émotions séquentielles qui vous prennent parfois à la gorge. Voilà pourquoi, Monsieur Lazhar, en classe, c'est la classe. Et Tant pis alors pour Kad Merad ! N. K.