Photo : S. Zoheir Entretien réalisé par Karima Mokrani La Tribune : L'abandon du lait maternel est, aujourd'hui, un fait avéré. Comment considérez-vous cette situation ? Pr Lebbane : Effectivement, les femmes ont de moins en moins tendance à allaiter, particulièrement pendant les six premiers mois. C'est pourtant la période la plus propice au développement de l'enfant. C'est à ce moment-là que ce dernier a le plus besoin des nutriments contenus dans le lait de la mère pour avoir une croissance normale. Cet abandon du lait maternel est souvent dû au mauvais démarrage de l'allaitement. Quand la femme débute mal, c'est-à-dire avec des engorgements, des douleurs… elle a vite fait d'abandonner l'allaitement, en remplaçant le lait maternel par du lait industriel. Sachons toutefois que cela ne concerne pas seulement les femmes qui travaillent -d'ailleurs minoritaires- mais aussi de nombreuses femmes qui ne travaillent pas. Et c'est là que la situation devient plus grave. C'est envers ces femmes que nous sommes appelés à multiplier les actions de sensibilisation. Le lait maternel est une substance vivante irremplaçable. Il est d'un intérêt nutritif et immuno-allergique et participe au développement des organes, notamment les yeux et le cerveau. L'abandon du lait maternel, devrions-nous le dire, est aussi lié au manque d'information, sinon à la désinformation, au sein même de la structure hospitalière. Le personnel médical et paramédical n'est pas suffisamment formé sur la question. La bonne formation du personnel est capitale. La situation est donc assez critique aujourd'hui… Les chiffres à notre disposition font état de moins de 7% de femmes allaitant exclusivement au sein. Les services de santé doivent y mettre le holà. Sinon, la situation risque de se détériorer davantage. Y a-t-il un lien direct entre le problème de la malnutrition et l'abandon du lait maternel ? Nourrir au sein son bébé est un bon départ dans la vie. Le lait maternel, qui est un aliment complet, aide l'enfant à croître normalement, sans diarrhée, sans infections… au moins jusqu'à l'âge de deux ans. En revanche, le bébé nourri au lait industriel est soumis à des diarrhées, des problèmes respiratoires, des intolérances aux protéines du lait de vache, au gluten… Pourriez-vous nous décrire l'état de santé général des nouveau-nés aujourd'hui en Algérie ? Nous avons des enfants qui naissent avec un poids normal (c'est la majorité), nous en avons d'autres qui naissent avec moins de 2,5 kg (10%) et nous avons des prématurés. C'est comme partout ailleurs dans le monde. Nous sommes dans les normes. L'initiative «Hôpitaux amis des bébés» est une bonne action pour promouvoir l'allaitement maternel. Pourriez-vous nous parler de votre expérience, ici même, à l'hôpital Mustapha ? C'est une idée de l'Unicef et de l'OMS qui remonte à l'année 1989. Elle consiste à mettre les nouveau-nés près de leurs mères et à favoriser l'allaitement maternel dans l'enceinte hospitalière. Ne pas séparer le bébé de la maman, ne pas donner de sucette, allaiter dans les 30 minutes qui suivent l'accouchement, etc. Cette notion d'«hôpital ami des bébés», n'est pas un hôpital qu'on construit mais une activité qu'on crée. Les femmes viennent à l'hôpital et trouvent les conditions optimales d'allaitement, un personnel qui les oriente, les conseille, les informe, etc. «l'hôpital ami des bébés» aide au bon démarrage de l'allaitement. Jusqu'à présent, nous n'avons pas d'hôpital labellisé par l'Unicef en Algérie. Raison pour laquelle le ministre de la Santé, de la Population et de la Réforme hospitalière insiste dans son programme national de périnatalité sur la nécessité de booster les choses dans ce sens, en instruisant les directeurs des secteurs de santé de s'engager sérieusement dans cette voie. Nous devons y arriver parce qu'il y va de la santé de l'enfant, de la maman et de toute la nation. Qu'est-ce qui empêche leur création aujourd'hui ? C'est très difficile de mettre en œuvre cette politique mais je ne désespère pas de la voir mise en pratique. Je suis sûr qu'on y arrivera. Nous n'avons donc aucun «hôpital ami des bébés» en Algérie ? Nous n'en avons aucun pour le moment, alors que, dans le monde, il en existe 20 000. Nous disposons d'une structure qui prétend à une labellisation, au niveau de la maternité d'Oran, mais ce n'est pas encore effectif. Des experts se déplaceront bientôt en Algérie pour procéder à son évaluation. Où réside le problème à l'hôpital Mustapha ? Notre premier problème, c'est l'espace. Quand on veut s'occuper de la politique de la santé en direction des mères, il faut prévoir un espace pour les mères qui allaitent et cela pose problème actuellement. Rien n'empêche que nous devons aller vers une véritable politique d'allaitement dans cet établissement. Il y a des retards, mais j'espère qu'avec les dernières mises au point du ministre, il y aura des changements. Les gens devraient adhérer à cette politique et en faire une priorité de santé publique. Il faut qu'il y ait une nouvelle organisation de la maternité au profit des femmes qui accouchent. C'est indispensable. Quand on aura cela, ça va démarrer tout de suite. Pour l'instant, on ne l'a pas, mais il y a des engagements qui font qu'on devrait atteindre cet objectif. Pas seulement à l'hôpital Mustapha mais dans tous les services de maternité à travers le pays. Beaucoup de femmes appellent à la création d'espaces d'allaitement sur les lieux de travail. Que pensez-vous de la faisabilité de cette proposition ? Qu'est-ce qui empêcherait une entreprise de réserver une petite salle, bien chauffée, propre, équipée de quelques berceaux pour permettre aux mères d'allaiter leur bébé ? La femme pourra travailler dans la sérénité et la tranquillité, tout en sachant que son bébé est à côté d'elle. Elle va économiser sur l'alimentation du bébé, sur la nourrice qu'elle devra ramener à la maison, sur son temps… Et c'est surtout un anti-stress majeur. L'entreprise en sera bénéficiaire à court, moyen et long terme. Les mères travailleuses ne seront pas obligées de s'absenter pour l'allaitement de leur bébé et n'auront pas la tête ailleurs pendant qu'elles travaillent. Les enfants sont moins malades et les mamans plus rassurées. Il faut qu'il y ait des mesures incitatives envers les mères qui allaitent. C'est un investissement pour l'avenir. C'est la formation de l'homme de demain. Y a-t-il des conditions particulières concernant l'alimentation de la mère qui allaite au sein? La mère n'a pas à se surveiller. Elle mange ce qu'elle veut, comme d'habitude, en quantité raisonnable. En somme, elle peut manger ce dont elle a envie. Existe-t-il, toutefois, des cas dans lesquels il est déconseillé à la maman de nourrir son bébé au sein ? Les contre-indications sont liées à une maladie sérieuse de la mère, à l'exemple du cancer, pour lequel la maman doit subir des chimiothérapies et des radiothérapies. Il y a aussi le sida. Les femmes ne doivent pas allaiter lorsqu'elles sont séropositives. Lorsque la mère est grippée, ne risque-t-elle pas de contaminer son bébé ? C'est là justement qu'elle doit allaiter davantage. Elle va transmettre à son bébé le virus de la grippe mais aussi l'anti-corps. Elle peut même avoir la tuberculose et ne rien craindre pour son enfant. Le lait maternel est un lait complet. C'est une grande richesse. Et lorsque la femme est faible ? Qu'elle mange mal ? Cela ne risque-t-il pas d'influer sur la qualité du lait qu'elle donne à son enfant? Ni en qualité ni en quantité. Le lait maternel est un lait divin. Un aliment complet. C'est une justice divine. On entend parler de plus en plus de la méthode kangourou avec les bébés prématurés. En quoi consiste-t-elle exactement ? Cette méthode a été créée en 1978 à Bogota où elle a donné d'excellents résultats. Elle a été reprise par la Fondation Nathalie Charpak qui l'a appliquée dans certains pays. En ce qui nous concerne, nous l'avons introduite en Algérie en 2004. Depuis, nous en sommes à 484 bébés, tous vivants et bien portants. Ces bébés sont nés avec moins de 2 000 grammes. Le plus petit pesait 800 grammes. En quoi consiste cette méthode ? On met l'enfant entre les seins de sa mère 24/24 et on l'alimente soit au sein directement, soit à la seringue, le temps qu'il faut pour que la mère puisse s'en occuper en dehors de l'hôpital. Ça peut être une semaine, ça peut aller jusqu'à deux mois. L'Algérie fait partie des 31 pays qui appliquent cette méthode. Mme Nathalie Charpak est venue en Algérie et a expertisé notre unité, qui est la seule qui existe au niveau national. Comment voyez-vous la promotion de l'allaitement maternel pour les mères et les enfants hospitalisés ? Il faut absolument créer un espace pour les mamans à l'intérieur même de l'établissement hospitalier. C'est obligatoire. Il faut que les mères, qui ne sont pas des gardes-malades mais de véritables infirmières pour leurs enfants, soient constamment à leurs côtés. L'enjeu est capital.