Déambuler dans la ville de Birtouta en cette journée hivernale du mois de décembre met le plus simple des mortels en présence d'un véritable paradoxe. En réalité, il est très étonnant de voir qu'un ancien petit village colonial s'est transformé, depuis quelques années seulement, en une ville au modernisme de façade. Cités flambant neuf, polycliniques, marchés, établissements scolaires, larges rues,…etc., nombreux sont les projets qui s'érigent aux alentours de cette commune de la Mitidja située à quelques encablures de la capitale. Toutefois, l'ancien village, réputé pour son bâti colonial, connaît aujourd'hui des fléaux divers, tel le commerce informel, de plus en plus prépondérant, et surtout un aspect rural qui demeure incontournable dans les dix haouchs qui ceinturent la commune. A cet effet, force est de constater qu'à Birtouta les frustrations s'expriment aujourd'hui plus ouvertement. «Nous n'avons ni banque, ni poste digne de ce nom, ni infrastructures publiques, à l'image d'une daïra comme la nôtre. Regardez seulement l'état de nos routes. Elles sont toutes délabrées par les multiples travaux dont on ne connaît même pas l'utilité ! Construire et reconstruire des trottoirs, c'est tout ce que sait faire notre mairie», confie avec beaucoup d'amertume Mahmoud, 35 ans, enseignant et natif de Birtouta, qui voit le petit village de son enfance se métamorphoser rapidement. Et même trop rapidement. Il faut dire que Birtouta a longtemps symbolisé la quiétude et la sérénité pour les étrangers de passage. Ses maisons coloniales, ses rues ombragées de platanes, sa place publique aérée et l'architecture de sa mairie se prêtaient aisément au décor des vieilles cartes postales. Après l'indépendance, les quelques familles qui y vivaient se connaissaient toutes entre elles. A cette époque, gravée en lettres d'or dans la mémoire des Birtoutis, la petite ville ne connaissait guère l'insécurité, l'insalubrité ou l'urbanisme sauvage, si courants de notre temps. Mais, depuis la fin des années 1990, le rythme effréné de la «rurbanisation», alimentée essentiellement par le trafic du domaine foncier et l'exode rural, n'a fait que défigurer, à coups de constructions illicites, une ville livrée dès lors en pâture à des spéculateurs immobiliers assoiffés de richesse. C'est ainsi que des quartiers nouveaux ont vu le jour. Des lotissements abritant des centaines de maisons -la plupart sont des villas inachevées- ont commencé à assiéger de toutes part l'ancien petit village, si prisé par les amateurs de villégiature. Et, petit à petit, la ville s'asphyxiait par ses multiples projets de logements sociaux, suscitant de cette façon une concentration urbaine très dense. En conséquence, les fléaux ont trouvé à Birtouta un terrain fertile pour prospérer. En 2007, une émeute menée par des jeunes en colère est venue ébranler les certitudes des autorités locales. En vérité, c'en était fini du calme légendaire de Birtouta. «La ville se porte bien. Allez faire un tour dans les haouchs de la région. Vous ne vous croiriez jamais en 2008. Les gens vivent toujours dans une misère atroce», s'écrie néanmoins de son côté Nacer Belgacem, président de comité du quartier à haouch Filiou, l'un des bourgs ruraux de la commune. A ce propos, l'on apprendra qu'avec haouch Erroussi, haouch Filiou, haouch el Gazouz, haouch Essaboune, haouch el Hadj ou encore haouch Ratel, la localité de Birtouta compte, au nombre de ses habitants, toute une population de laissés-pour-compte. En fait, dans ces bourgs ruraux, le réseau d'assainissement, l'eau courante, l'électricité et le gaz font toujours défaut à leurs occupants. Installés dans les environs de la Mitidja après l'indépendance, les «haouacha», habitants vivant dans des haouchs, sont originaires pour la plupart d'entre eux des régions de Tiaret, Tissemsilt et Médéa. Travaillant comme ouvriers agricoles dans les fameux domaines autogérés, ces «prolétaires» de l'agriculture ont fini par s'installer avec leurs familles dans la plaine de la Mitidja. Soumis à des conditions de vie précaires, ils se sont regroupés, au fil des années, dans de véritables hameaux, à la périphérie de la ville de Birtouta et d'autres communes de la plaine de la Mitidja, à l'instar de Chebli, Bouinan et Tessala El Merdja. Depuis, leur statut n'a pas évolué et, aujourd'hui, ils ne sont toujours pas considérés comme des citoyens à part entière par les autorités communales. Pour preuve, rares sont ceux qui possèdent une carte de résidence ou un titre de propriété en bonne et due forme. «En fait, nous les habitants de ces haouchs, nous sommes toujours privés de nos droits de citoyens. Croyez-moi, à chaque fois que nous nous adressons à la mairie pour une quelconque doléance, c'est toujours le même discours qui nous est réservé : vous feriez mieux de rentrer chez vous au bled. A mon avis, ces responsables oublient que nous vivons dans cette commune depuis plus de 30 ans. Mais malgré cela, nous sommes à leurs yeux des citoyens de seconde zone», s'indigne Nacer Belgacem. Haouch Filiou ou les citoyens de seconde zone Première escale dans ce voyage au bout de la détresse, haouch Filiou est un lieu-dit où vivent seulement 40 familles, dépourvu de routes praticables, sans réseau d'assainissement adéquat, sans gaz naturel et sans transport pour leurs enfants, qui doivent parcourir plusieurs kilomètres quotidiennement pour rejoindre les bancs de l'école. «Mais même lorsque tout manque, les élus locaux n'hésitent pas à en rajouter une couche», révèle encore Nacer Belgacem, qui préfère esquisser quelques grimaces éloquentes pour qualifier la situation de son haouch. Il faut dire que le décor dans lequel est planté ce petit village agricole pourrait remuer le cœur des plus insensibles. Parqués dans des maisons enduites de chaux et couvertes de toits en tôle de zinc, les familles du haouch font face à des conditions de vie très rudes. Les terrains vagues sur lesquels s'élèvent les maisonnettes se transforment chaque hiver en un bourbier impraticable. Des étendues fangeuses rendant la circulation difficile aux véhicules comme aux piétons. Des enfants risquent même de se noyer dans des mares gorgées de boue. D'emblée, notre regard se porte sur ces décharges sauvages d'où s'exhalent des odeurs nauséabondes. Dans ce contexte, les bambins du haouch souffrent dans leur majorité de maladies asthmatiques. En nous apercevant, dès notre arrivée au haouch, une vieille dame aux bras décharnés et au visage ridé, nous apostrophe avec toutes les forces qui lui restent : «C'est cette maudite mairie qui vous envoie ?» Belgacem, qui s'efforce de convaincre la grand-mère de nos bonnes intentions, ne tardera pas à expliquer qu'ici, les agents de la mairie, ne sont pas les «bienvenus». Ce qui ravive la rancœur des habitants du haouch, ce sont ces acquisitions illicites de certains lots de terrains appartenant à une EAC, par une vingtaine de familles, étrangères à la région. «Nous nous sommes plaints à la mairie pour tenter d'attirer l'attention des élus sur ces détournements du foncier, en vain. Pourquoi ont-ils fermé les yeux ? Ne serait-ce pas parce que ces familles ont affiché leur choix politique. Elles ont toutes voté, au dernier scrutin, pour l'équipe sortante. Etrange coïncidence, n'est-ce pas ?…» ironise le président du quartier de haouch Filiou. Il serait facile donc d'assainir la situation de bon nombre d'habitants des haouchs en monnayant leurs voix à chaque échéance électorale. «Des candidats m'ont interpellé, lors de la dernière élection, dans la rue pour me proposer des lots de terrain, me promettant même un traitement particulier une fois l'élection remportée. Certains habitants ont d'ailleurs obtenu leur carte de résidence en même temps que leur carte d'électeur. Mais, désormais, nous ne sommes plus dupes», confie encore aami Abdelkhader, 65 ans, qui habite en compagnie de sa famille, depuis plus de 20 ans, dans un gourbi. Haouch Ratel : «Nous ne sommes pas des Algériens comme les autres» Situé à quelques kilomètres de haouch Fliou, haouch Ratel offre, lui aussi, un spectacle désolant et triste. Ici, tous les efforts consentis, depuis des années, pour éradiquer l'habitat précaire et les bidonvilles, ne sont guère parvenus à réduire le nombre de baraques qui enlaidissent le paysage et déshumanisent leurs habitants. Dans les maisonnettes de toub qui parsèment le haouch, les habitants nous montrent comment leurs lits côtoient les nattes des ânes, comment ils se réchauffent au feu de bois et se protègent de la pluie sous le zinc de leurs gourbis. Conséquence de cette malvie, des enfants atteints de typhoïde, des adultes asthmatiques, des enfants non scolarisés, un taux d'analphabétisme très élevé. Ici, on ne compte malheureusement plus les tourments qui renvoient l'étranger de passage tout droit au Moyen Âge. Toutes les solutions de transition adoptées depuis des années, comme les projets d'aide à l'autoconstruction et le RHP (résorption de l'habitat précaire), ont montré leurs limites et n'ont contribué en réalité qu'à exacerber les frustrations. «Vous ne trouverez pas une famille ici qui n'a pas déposé au moins 5 à 6 demandes de logement. Certaines ont même déposé des dossiers depuis plus de 20 ans ! Des dossiers et des demandes classés sans suite, évidemment. C'est une autre preuve de l'exclusion dont nous sommes victimes. Sincèrement, parfois nous avons l'impression que ne nous sommes pas des Algériens comme les autres», constate amèrement Ahmed, 40 ans, un des premiers habitants de haouch Ratel. Le visage buriné par des années de petits boulots, il vit toujours avec sa mère dans un gourbi aux murs d'argile fissurés. Haouch Betrous, des êtres humains à part Autre lieu, autre tableau de misère, le lieudit haouch Betrous, près de Baba Ali. Certes, le hameau n'est raccordé au réseau électrique que depuis les années 1990 et l'eau potable coule enfin du robinet depuis l'année dernière. Mais, à chaque pluie, les maisons sont envahies par les eaux usées et le haouch est encerclé par la boue. Chaque hiver, l'oued, situé à environ 80 mètres du haouch, menace d'emporter les fragiles constructions. En l'absence de réseau d'assainissement, les habitants ont creusé des fosses septiques. Mais cette solution n'est pas sans danger. Plusieurs enfants ont failli trouver la mort en tombant dans ces fosses ; certains ont gardé de graves séquelles suite à de graves incidents. Sans compter que cette situation est à l'origine de maladies à transmission hydrique difficilement contrôlables. Face à cette précarité, il convient de signaler que les habitants du haouch Betrous ne baissent pas les bras. Ils se sont constitués en comités pour faire entendre leur voix et arracher leurs droits les plus élémentaires. «Nous avons interpellé les hauts responsables de l'Etat. Nous avons écrit au wali d'Alger, à certains ministres, au chef du gouvernement et nous avons adressé une lettre ouverte au président de la République. Nous avons même filmé notre haouch et les conditions dans lesquelles nous vivons. Nous avons remis des cassettes vidéo à l'ENTV et à plusieurs organes de la presse nationale. Jusqu'à aujourd'hui, nous n'avons reçu aucune suite à nos doléances. Mais nous ne resterons pas les bras croisés. Nous avons décidé de prendre notre destin en main et de ne plus attendre un hypothétique changement à la tête de l'exécutif de l'APC ou de la daïra», fulmine Hamid, 44 ans, l'un des responsables du comité de haouch Betrous. «Vous savez, nous avons été aux avant-postes dans la lutte contre le terrorisme. Les casemates des terroristes étaient situées à quelques encablures d'ici. Nous avons perdu beaucoup de nos proches dans cette lutte, mais nous avons réussi à triompher et nous sommes toujours là. Aujourd'hui, nous luttons pour nos droits essentiels. Et, croyez-moi, personne ne nous fera taire», promet-il avec détermination. C'est dire enfin toute la détermination de ces citoyens dans la lutte qu'ils mènent depuis plusieurs années pour défendre leurs droits et retrouver leur dignité, ces familles qui vivent en ces lieux depuis plus de 60 ans mais subissent toujours le calvaire d'être «des haouacha, c'est-à-dire des êtres humains à part», comme aiment à le dire les jeunes du haouch. A. S.