Nous avons évoqué dernièrement cette fameuse question de dualité sociale, - tel qu'en fait état Djamel Guerid, dans son récent ouvrage "L'exception Algérienne" ( Casbah éditions, Alger 2007),allant même jusqu'à parler de " deux Algérie ",- et qui ne traduit, en fait, que le reflet du profond malaise d'une société émergente, en prise avec ses contradictions complexes , qui loin de concerner "deux sociétés" vivant parallèlement, côte à côté, renvoie tout simplement aux discriminations criardes entre catégories sociales, ou couches compartimentées, ( pour éviter le terme classe , sachant que la classe bourgeoise au sens propre du terme, au capital financier, management et savoir -faire culturel productifs concrets n'existe que de façon aléatoire en Algérie), comme dans nombre de pays.De plus, les deux catégories sociales les plus visibles, couches aisées/ couches démunies, loin d'être radicalement séparées dans notre pays , sont en fait parties prenantes ,indissociables de la même société globale - mère , où les rapports et échanges entre elles ne sont pas du tout bannis : dans les faits, comme on peut aisément le constater, il n'existe pas deux blocs étanches: soit les nantis d'un côté, les déshérités de l'autre, ou francophones par-ci, arabophones par -là , etc., mais des rapports d'interactions évidents, avec également des situations dites intermédiaires, ou sociologiquement parlant des zones de transition et d'échanges permettant les passages , ascensions ou chutes vers l'une ou l'autre configuration sociale. Nous sommes tentés de rapporter un exemple , puisé dans la littérature universelle, pour appuyer nos propos sur les risques d'approches formalistes induites par l'exposé étayé des visions réductrices ou manichéennes, en matière d'analyse sociocritique : nous voulons parler du récit de cette nouvelle célèbre de l'écrivain américain,non moins connu, Jack London, intitulée " Au sud de la fente " , nouvelle écrite en 1909 et qui fait état d'une fente , soit le sillon du câble métallique auquel s'arrimait le tramway qui traversait la vieille ville de San Francisco et qui était aussi la ligne de partage entre deux mondes : au nord les théâtres, les banques, les beaux quartiers, au sud les usines , les ateliers et les taudis ouvriers. Pour les besoins d'une série d'enquêtes, le personnage principal passait tantôt des séjours dans la " zone sud " déshéritée, tantôt s'affairait dans son travail universitaire dans la " zone nord " opulente, ayant des capacités d'adaptation remarquables, mais non sans subir le poids des influences sociales de part et d'autre. Bref, faisant part de cette situation dichotomique caractérisant " un monde coupé en deux milieux , évoluant côte à côté ", la critique Nicole Lapierre , écrit à propos du contenu de cette nouvelle, " L'histoire est savoureuse, bien que manichéenne et, par là- même, discutable. Dans la division qu'elle propose , il y a deux cultures et deux identités en tout opposées, d'un côte celle du bourgeois docte et distant, de l'autre celle du prolétaire combatif et truculent . Les sphères sociales sont étanches et chacun est à sa place , ayant les idées et valeurs de sa classe. Dans ce monde coupé en deux, on peut éventuellement changer de camp (…) mais pas aller et venir ou se sentir dans l'intervalle ; ce qui veut dire aussi qu'il n'y a pas de connaissance sociale capable d'échapper au déterminisme des appartenances et de transcender la dynamique des conflits (…) , la lutte des classes ou la compétition des groupes en présence (…) " ( Nicole Lapierre, in " Pensons ailleurs ", chap. 3 , p.123, éditions Stock, Paris 2004). Nous avons évoqué cet exemple , pour dire, donc, conjointement avec les propos de spécialistes critiques faisant autorité, que toute vision manichéenne des choses, même si elle est réduite , circonscrite à quelques faits sociologiques et en dépit de ce qu'elle peut apporter comme éléments analytiques importants, court souvent le risque de présenter des approches scientifiques plus ou moins biaisées : " A ce niveau , le regard de l'intellectuel doit éviter le double piège de la (…) dichotomie sous peine de sombrer dans l'impuissance à comprendre les enjeux d'une crise majeure et à penser un avenir pacifié (…) ", comme met en garde Abdelkader Djaghloul, l'intellectuel Maghrébin face aux situations paradoxales héritées et modernes entretenues, nous fournissant , entre autres, ce détail en rapport avec nos observations sur la dualité présumée de " deux sociétés en une " , en Algérie ,ou au Maghreb en général, prévenant : " Contrairement aux apparences , le Maghreb (…) ne se divise pas en deux camps irréductiblement opposés " , c'est-à-dire les traditionalistes d'une part et les modernistes d'autre part, les premiers arabisants- islamistes " par définition autoritaires rétrogrades et violents, d'un coté ,- même si chacun de ces qualificatifs peut s'appliquer à certains ",- les seconds francophones - démocrates , par définition " tolérants, modernes et pacifiques - même si chacun de ces qualificatifs peut s'appliquer à certains-,de l'autre ". ( in L'intellectuel maghrébin face aux paradoxes de son espace socio- culturel , à l'heure de la nouvelle modernité, Le Quotidien d'Oran du 06 mai 2004). En d'autres termes, la vision de l'intellectuel perspicace se doit d'être plus large et dépasser les paradoxes pour pouvoir espérer aller au-delà des apparences et percevoir relativement la nature sous-jacente des faits observables. Car cette dualité , en fin de compte, il y a lieu de le souligner , étant constatable à différents degrés de l'identité anthropoculturelle pluraliste de la nation algérienne, apparaît aujourd'hui, surtout comme la résultante logique et significative de ces deux chocs distincts ,mais co-reliés , subis au cours de l'histoire de l'Algérie : le choc de la colonisation et celui de la modernité. Autrement dit, nous inspirant de certaines idées de Nadji Safir sur la dimension identitaire culturelle, en général ( cf. Culture et développement,p.200, Enal , Alger1985), ces deux chocs successifs du colonialisme et de la modernité faisant brusquement irruption dans la société algérienne , ont fait que le pays , sitôt sorti du désastre colonial s'est retrouvé en bute aux affres conjuguées du sous-développement et confronté au défi incontournable de la modernité et ses atouts technologiques et scientifico-culturels ,à assumer sans tarder, en renouvelant notamment les rapports avec ce même Occident pourvoyeur de moyens de progrès : hier colonisateur , aujourd'hui partenaire offrant les relais d'une coopération incontournable, par trop souvent inégale.Et si , pour le signaler au passage, en ces pays de l'Occident , en général, la question identitaire se pose de façon différente, étant donné la souveraineté prégnante des normes individualistes caractérisant la sacro-sainte identité personnelle privée, à l'opposé dans les pays émergeants , et particulièrement en Algérie, la question identitaire relève toujours , de normes collectives essentiellement : l'effet persistant de la dualité socio- anthropologique , la plus prégnante celle-là, des immémoriales séquelles du colonialisme d'une part ,et des brutales perturbations du modernisme d'autre part, continuant d'influer sur les mentalités ,y étant fortement enracinée, et partant déterminant nombre de conduites, attitudes , modes de réactions psychosociologiques , socioculturelles et comportements névrotiques ou prédispositions mentales négatives et paradoxales, empruntant souvent le relais de la pulsion réactionnelle improductive que celui positif de l'action réfléchie. Et ce du fait des multiples conditionnements sociohistoriques , et contradictions psychosociologiques, économiques et culturalo-identitaires ambiantes du présent , ayant fortement marqué la population de la contrée , d'une manière générale. Séquelles du colonialisme et traumatisme de la modernité " Nous sommes frappés de dédoublement de la personnalité", comme le déclara le psychiatre Lotfi Bendiouis ( auteur , entre autres, d'un essai " L'Occident et le monde arabo-musulman ", éd. Dar El Gharb, Oran 2004) lors d'un entretien, poursuivant, " Une moitié de notre être est croyante, prie, jeune et va au pèlerinage. L'autre moitié frappe ses valeurs de nullité dans les banques , devant les tribunaux et dans les rues , dans les cinémas et théâtres , voire même chez lui, parmi les siens , devant la télévision. On est à contre - courant dans tous les domaines de l'évolution que l'on constate en Occident depuis la dernière guerre mondiale : démocratie contre autocratie , laïcité contre le " tout religieux ", individu contre communauté. Et les écarts ne finissent pas de se creuser . On veut une chose et on fait une autre (…) ", précisant par ailleurs, " Le communautarisme peut évidemment , exister à des degrés divers dans toute société. Le communautarisme était une force plus puissante dans la France médiévale qu'il ne l'est dans la France moderne, et il est, aujourd'hui, plus puissant au Moyen - Orient qu'en Europe. Mais l'individualisation et la différenciation sont une tendance lourde en Occident, dont la dynamique est encore en œuvre et a étayé , historiquement , aussi bien le capitalisme que la démocratie. Ainsi à l'inverse du monde arabe, l'individu en Occident s'est peu à peu différencié de la tribu , de la tradition de la famille, du sacré et de la religion ", et, " se différencier , c'est se désamarrer, se démarquer de manière qu'il n'y ait plus de primauté du moi social sur le moi individuel. La différenciation a commandé au fil des temps , d'autres significations et valeurs : l'autonomie , les limites et la singularité individuelle. L'Occident a mis ce concept de l'autonomie du sujet au centre de ses préoccupations : l'homme devient autonome et maître de lui- même , contrairement à la tradition islamique où l'individu n'est d'abord que l'humble serviteur de Dieu sur terre. Un point important doit être signalé et qui explique en partie le retard , disons l'échec du développement (…) les politiques économiques que les instances internationales , le FMI par exemple ou les firmes multinationales , proposent ou imposent à l'échelle internationale sont fondées sur l'idée que la différenciation et l'individualisation sont universelles ce qui est faux. C'est d'ailleurs l'une des raisons majeures pour lesquelles les politiques économiques échouent car les élites des pays arabes miment un discours économique qui est en décalage avec la réalité de leurs sociétés.(…) En ce début du 21 è siècle , le débat " science -Coran " est presque dépassé . Les musulmans consomment la technologie occidentale sans percevoir les contradictions avec leur identité " culturelle. Ce qui est objet de débat aujourd'hui, c'est la compatibilité de l'Islam avec les " mœurs " occidentales . C'est sur la question de la femme, de la laïcité, de la démocratie, etc., qu'on s'interroge désormais. La modernité a établi cette équation , selon laquelle, pour être moderne , il faut se comporter comme un homme ou une femme occidental( e) or certains musulmans ne veulent plus de cette notion de modernité , ils sont dans une approche non mimétique . La modernité oui, mais sans les valeurs que véhiculent l'Occident, c'est-à-dire sans séparation du politique et du religieux et sans dilution de l'Oumma ( la communauté des croyants) dans des états - nations… "( in entretien réalisé par Amine Bouali dans La Voix de l'Oranie du 15/11/ 2003). Ainsi, comme en conclut Lotfi Bendiouis, nous continuons à concevoir la modernité , non pas en termes de rupture mais de renouveau avec le passé ancestral, et les persistances néo-féodales du culte de la " ta'a " ( obéissance aveugle) au détriment de la réflexion et de l'opinion individuelle ( " Aql : raison) encouragé dans les pétromonarchies et les pays du monde arabe, en général, ne font qu'accentuer davantage , aujourd'hui, la dualité , ou dichotomie modernité / tradition au lieu d'œuvrer d'arrache-pied à l'émergence d'un relatif équilibre salutaire , passant nécessairement par la promotion des sciences, de la culture et des arts ,etc., dans un climat propice de démocratie et de tolérance : la persistance de sous - cultures , blocages et tendances autoritaristes ,etc., en l'absence de tout travail de profondeur court -circuite constamment, tout projet d'émancipation et d'évolution socioculturelle , conjointement avec les valeurs déferlantes de la modernité , aboutissant , souvent, à de tout autres résultats et effets que ceux escomptés, en général. N.B: références bibliographiques incluses dans l'article. Mohamed Ghriss E-mail: [email protected]