Le 8 mai 1945, c'est bien une date que les Algériens n'ont pas oubliée et ne le pourront jamais. Sans remords, sans piété, sans aucune sensation humanitaire, il y a soixante-dix ans, la France coloniale opposait, dans le Constantinois, une répression sanglante à des milliers d'Algériens qui manifestaient pacifiquement leur désir de se libérer du joug colonial. Au moment où la victoire sur le nazisme laissait exalter joie et passion de l'autre côté de la Méditerranée, les forces coloniales, appuyées par des colons armés, s'étaient illustrées par des opérations d'une extrême brutalité. A Sétif, Guelma et Kherrata, la répression coloniale a fait 45.000 morts, selon des témoignages repris par des historiens. Aux rassemblements organisés dans différentes villes de l'est du pays, au cours desquels était brandi le drapeau algérien, les forces coloniales répondaient par une campagne féroce qui durera six longues semaines. Les témoignages font état d'un nombre impressionnant de militaires déployés dans les villes, les villages et les mechtas. L'entrée en action de l'aviation et de la marine, renseignait sur la férocité de la répression, indiquent-ils. Même les montagnes où se réfugiaient les survivants étaient passés au peigne fin par les forces coloniales qui décrètent couvre- feu et loi martiale.
Une des plus sombres pages du colonialisme La France coloniale, analysent ces historiens, venait ainsi d'écrire une des plus sombres pages de sa colonisation en Algérie en même temps qu'elle achevait de convaincre les acteurs du mouvement national de la nécessité de la lutte armée. Il est utile de souligner qu'un long silence avait été imposé à ces événements du côté français avant que l'ancien ambassadeur, Hubert colin de Verdière, les qualifie, en février 2005, de "tragédie inexcusable". Trois ans plus tard, son successeur, Bernard Bajolet déclare que ces massacres "sont une insulte aux principes fondateurs de la République française". En visite à Alger en décembre 2012, le président Hollande, au nom du "devoir de vérité", fait-il observer, reconnaît les "souffrances infligées par la colonisation" et cite "les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata".
Une marche pacifique a fait redouter le colonialisme Il y a 70 ans, une marche pacifique organisée à Sétif par des Algériens épris de liberté a été réprimée dans le sang par la France coloniale qui a vu, ce jour-là, ses certitudes "profondément ébranlées", estime un vieux moudjahid sétifien. Cette marche n'était pas un simple incident pour les français mais ils ont eu une grande redoute envers cette action première du genre depuis dizaines d'années. Pour Lhadi Cherif, un vieil homme alerte quoique proche des 92 ans, les tenants de l'administration coloniale, les officiers de l'armée française, ses soldats et tous les exploitants terriens spoliateurs ont compris, le 8 mai 1945, qu'il ne suffisait pas de décréter une Algérie française et de "rouler des mécaniques" pour mettre au pas un peuple refusant toute forme d'asservissement. Le mardi 8 mai 1945 était jour de marché hebdomadaire à Sétif. Plusieurs centaines d'habitants des villages et des douars voisins y avaient afflué, comme chaque semaine, pour vendre, acheter ou faire leurs provisions, se souvient Lhadi Cherif. Beaucoup parmi ces humbles gens rejoignirent spontanément vers 8 heures la marche pacifique qui s'ébranla devant la mosquée de la Gare pour se diriger vers le Monument aux morts, au centre-ville, où une gerbe de fleurs devait être déposée à la mémoire des victimes de la seconde Guerre mondiale qui venait de s'achever. Il insiste aussi sur le caractère pacifique de la procession de Sétif car, affirme-t-il, aucun marcheur, scout au civil, ne portait d'arme blanche ni d'objet contondant d'aucune sorte. Ferhat Abbas, président des Amis du manifeste et de la liberté (AML), Amar Ouzzegane, secrétaire général du Parti communiste algérien (PCA) et Chadli Mekki, militant du Parti du peuple algérien (PPA) très connu dans les milieux nationalistes, s'étaient d'ailleurs déplacés à Sétif entre le 1er et le 8 mai 1945 pour mettre la population en garde contre d'éventuelles provocations des colons, atteste Lhadi Cherif.
"Petit drapeau blanc et vert avec un croissant et une étoile rouges" Quelques jours plus tard, une "commission d'enquête", mise en place pour "faire la lumière sur les événements de Constantine", présidée par le général de gendarmerie Paul Tubert, membre de l'Assemblée consultative provisoire, décrète dans son rapport que toutes ces manifestations étaient à "caractère exclusivement politique et avaient pour but de réclamer la libération de Messali et l'indépendance de l'Algérie". Moins de dix ans plus tard, le 1er novembre 1954, rien que pour ce "petit drapeau" que la police française se gargarisait d'avoir saisi, le peuple algérien allait se soulever, cette fois, comme un seul homme. Des centaines de milliers d'Algériens allaient tomber sous les bombes et les balles de l'armée coloniale pour s'ajouter aux 45.000 victimes du 8 mai 1945. Aujourd'hui, ce "drapeau blanc et vert avec un croissant et une étoile rouges à cheval sur le blanc et le vert saisi par la police" flotte en Algérie et aux quatre coins du monde, conclut d'une petite voix le vieux témoin, avant de baisser les yeux, en proie à une intense émotion.
Ambiguïté intentionnelle par la France Le président de la Fondation du 8 mai 1945, Abdelhamid Selakdji, estime que la France persiste à entretenir "l'ambiguïté" dans sa position concernant les massacres du 8 mai 1945, considérant que les quelques visites d'officiels français sur les lieux des crimes coloniaux "ne peuvent constituer, à elles seules, des pas vers la reconnaissance tant revendiquée par les Algériens". M. Selakdji a relevé, dans un entretien à l'APS, qu'"il existe en France un lobby néocolonialiste qui pèse lourdement sur la sphère politique de l'Hexagone et sur les résultats des élections". "Ce lobby sait pertinemment que la France reconnaîtra tôt ou tard ses crimes coloniaux, non pas uniquement les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, mais aussi ceux commis à Saïda, Tighzirt et dans d'autres villes du pays", a-t-il soutenu. A la veille de la commémoration du 70ème anniversaire des massacres du 8 mai 1945, le président de la Fondation considère que le silence autour de ces massacres à Sétif, Guelma et Kherrrata n'a que "trop duré", expliquant que "ce même lobby entretient sciemment la polémique autour du nombre de victimes". "La répression avait causé 45 000 victimes, mais certaines parties de l'autre côté de la Méditerranée tentent de faire croire qu'il ne s'agissait que de 1 500, puis 8 000 ou 30 000 victimes".
La France doit faire un pas symbolique M. Selakdji note que la France doit faire "un geste qui symbolisera l'avancée vers la reconnaissance", proposant aux groupes de Français qui ont émis le vœu de participer aux festivités commémoratives, de "venir d'abord se recueillir à la mémoire des martyrs de la guerre de Libération nationale dans les cimetières et les centaines de fosses communes". "Notre souhait est que des Algériens et Français se recueillent à la mémoire des martyrs de la guerre de Libération nationale, dans une cérémonie conjointe, largement médiatisée dans les deux pays", a-t-il suggéré. Par ailleurs, M. Selakdji réitère les revendications de sa Fondation citant, entre autres, "l'attribution du statut de martyr à toutes les victimes de la guerre d'Algérie depuis 1880 jusqu'à l'indépendance, la signature et l'adhésion par l'Algérie du Traité de Rome afin de pouvoir poursuivre les auteurs des crimes de guerre, et l'intégration au Tribunal pénal international, ainsi que l'introduction dans la législation algérienne d'un texte condamnant ces crimes et les crimes contre l'humanité". S'appuyant sur les écrits d'historiens d'outre-mer, M. Selakdji avance que le colonialisme a engendré "depuis l'Emir Abdelkader et jusqu'à 1962, près de 7,5 millions de chahids, décimé 8 000 villages et hameaux et confisqué près de 80 000 tonnes d'archives propres à l'Algérie".
Criminaliser la période coloniale Tout en reconnaissant l'existence de difficultés et tout particulièrement de "sensibilités politiques", le président de la Fondation du 8 mai 1945 plaide pour l'adoption d'un texte de loi criminalisant la période coloniale. "Toutefois, cela n'a absolument rien à voir avec la France d'aujourd'hui. Cela relève de l'histoire et doit être inscrit en préambule et dans l'exposé des motifs", précise M. Selakdji. Le président de la Fondation conclut en appelant le ministère des Moudjahidine à intégrer la Fondation au sein de la commission nationale des festivités et des commémorations et d'installer la commission de révision du code du moudjahid et du chahid, en vue de "pallier le vide juridique relatif à l'attribution de la qualité de chahid à tous ceux qui sont morts pour une Algérie indépendante, même à titre symbolique, et enfin, procéder à la mise en place du Haut conseil de la mémoire".