Peut-on en finir avec les scandales d'évasion fiscale des multinationales ? L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) assure que oui. Elle vient même de publier, le mois dernier, des propositions pour un nouveau système fiscal international qui pourrait s'imposer au monde entier pendant des décennies. Des décennies, vraiment ? Oui, ce n'est pas une exagération. Il a fallu près d'un siècle pour que, pour la première fois cette année, apparaisse l'opportunité d'un changement. Car si aux Etats-Unis par exemple, 60 des 500 plus importantes entreprises, parmi lesquelles Amazon, Netflix ou General Motors, n'ont payé aucun impôt en 2018, malgré un bénéfice cumulé de 79 milliards de dollars, c'est parce que le système en vigueur leur permet de le faire, et de surcroît, en toute légalité. Ces détournements reposent sur des montages complexes, mais au principe très simple. Il suffit à la multinationale de déclarer ses profits dans la filiale de son choix. De cette façon, elle affiche des déficits là où les impôts sont relativement élevés - même si c'est dans ces pays que l'entreprise génère l'essentiel de ses activités - pour déclarer des bénéfices élevés dans des juridictions où l'imposition est très faible, voire nulle - même si en réalité, l'entreprise n'y dispose d'aucun client. C'est ainsi que chaque année, les pays en développement sont privés d'au moins 100 milliards de dollars, déviés par des entreprises dans des paradis fiscaux. A l'échelle mondiale, ces derniers concentrent40% des profits réalisés par les multinationales selon les calculs de l'économiste Gabriel Zucman. D'autant qu'avec la numérisation accélérée de l'économie, les pertes fiscales ne cessent d'augmenter, dénoncées désormais par les plus orthodoxes des institutions, comme le Fonds Monétaire International. En envisageant, pour la première fois, de remettre en cause les fondements du système fiscal en vigueur, à savoir la capacité des multinationales à déclarer leurs bénéfices dans la filiale de leur choix, l'OCDE donne un coup d'accélérateur après des décennies d'inaction. L'organisation fera une proposition finale courant 2020, après quoi il ne sera pratiquement plus possible de peser sur le processus de réforme. C'est là le danger pour les pays en développement. Ils ne peuvent plus dire qu'ils n'ont plus voix au chapitre. Soucieuse de gagner en légitimité, l'OCDE leur a offert une place à la table des négociations au sein d'un groupe qualifié de " cadre inclusif ". Avec 134 membres, cette arène a aujourd'hui de facto le lieu dans lequel se décide le système fiscal mondial de demain, grillant la politesse à l'ONU, l'instance légitime par définition. Evidemment, on ne joue pas à armes égales dans ce " cadre inclusif ", malgré son nom. Les pays riches disposent de plus de ressources humaines, politiques et financières pour faire prévaloir leur point de vue. Concentrant la majorité des multinationales, ce sont aussi les plus influencés par la pression du monde corporatiste, aux dépens de leurs propres citoyens et du reste du monde. Mais à refuser de prendre conscience de ce qui est en jeu, les pays en développement sont aussi en train de faillir à leurs responsabilités. La proposition de réforme de l'OCDE repose sur deux axes. Tout d'abord, s'interroger sur l'endroit où les bénéfices des grandes entreprises doivent être taxés et de quelle façon. L'idéal, pour lequel l'ICRICT, la commission pour la réforme fiscale que je préside, se bat depuis des années, serait de considérer que la multinationale est une unique entreprise, dont le bénéfice total devrait être taxé dans les lieux où elle exerce son activité selon des critères objectifs et non manipulables, comme les ventes, l'emploi, les ressources, et les utilisateurs numériques. Toutefois, dans ce domaine, les propositions de l'OCDE ne sont ni suffisamment ambitieuses ni assez justes, comme nous l'avons expliqué dans notre dernier rapport. La part des bénéfices qui serait redistribuée à l'échelle internationale serait limitée à la part dite "résiduelle" des bénéfices totaux des multinationales. Pire, la clef de répartition de ces bénéfices pourrait ne dépendre que du volume des ventes, en excluant le facteur " emploi ", plus favorable aux pays en développement. En clair, les pays riches se verraient attribués plus de bénéfices, et donc plus d'impôts. L'autre axe de travail de l'OCDE est la mise en place d'un impôt minimal effectif sur les entreprises au niveau mondial. Certains pays en développement craignent qu'en abandonnant l'arme des incitations fiscales, ils ne puissent plus attirer les investissements des multinationales. Pourtant, l'idée que ces réductions fiscales attirent des investissements est très controversée, selon une étude du FMI. En outre, si la communauté internationale s'entendait sur un taux suffisamment élevé - l'ICRICT plaide pour qu'il soit d'au moins de 25% - cela mettrait fin à la course au nivellement par le bas dont les seuls gagnants sont les multinationales. Cette mesure ferait disparaître la raison d'être des paradis fiscaux, tout en assurant à tous les Etats des ressources essentielles au développement. En absence d'un consensus international, des pays ont fait le choix de trouver des solutions de compensation, faisant parfois beaucoup de bruit. C'est le cas de la France, qui va taxer à hauteur de 3% le chiffre d'affaire des entreprises du secteur numériques. D'autres, comme le Mexique, s'interrogent sur la possibilité de contraindre des plateformes comme Uber ou Netflix à payer une TVA pour les services prêtés sur le territoire. Même si ces rentrées fiscales sont bienvenues, ces mesures relèvent avant tout du rafistolage. Il est impossible de cloisonner l'économie numérique et de la prendre pour seule cible de réforme, car de plus en plus les entreprises utilisent les technologies numériques dans le cadre de leurs activités commerciales.