Nous l'appellerons peut-être bientôt la "crise de 2020", la " coronacrise " ou le "coronakrach "1, mais peu importe : ce qui est sûr, c'est que nous entrons dans une crise majeure du capitalisme, et que nous nous en souviendrons parce qu'elle marque la fin d'une époque. Elle va considérablement accélérer le cours des choses, d'une part parce que les classes dominantes vont chercher à nous la faire payer très cher, et d'autre part parce qu'elle peut approfondir la colère et le dégoût que ces classes dominantes inspirent à travers le monde, le sentiment d'injustice qui ouvre la voie de tous les possibles lorsqu'il éclate à la surface de l'histoire. Bruno Le Maire, ministre français de l'Économie, affirmait lors d'une conférence le mardi 25 mars que " cette crise, qui touche l'économie mondiale et l'économie réelle, n'est comparable [...] qu'à la crise de 1929 "2. D'où vient la profondeur de cette crise et où peut-elle nous emmener ?
La pandémie du coronavirus : une étincelle… Le développement de l'épidémie en Chine intérieure a amené l'État chinois à prendre des mesures de confinement dans des régions clés pour la production industrielle. La première région confinée est par exemple la province de Hubei (fin janvier) qui est un nœud important du réseau de transport et d'approvisionnement au cœur de la Chine : métropole industrielle importante, la capitale Wuhan3 est au carrefour du Yangtsé (le plus long fleuve d'Asie) et l'axe routier Nord-Sud qui va de Hong Kong à Pékin. Une partie importante de la production, du transport de marchandises et des échanges a donc été stoppée. En prenant en compte les mois de janvier et de février, l'économie chinoise observe le premier recul de la production industrielle en Chine depuis 30 ans : -13,5 % en un an ! Depuis les années 1990, la production chinoise a un rôle central dans la division internationale du travail, notamment pour l'assemblage de produits manufacturés et de pièces détachées. Cet arrêt a eu un impact immédiat : un " choc d'offre " sur l'ensemble de la production mondiale pour les industries des pays développés qui ont besoin des composants et produits manufacturés chinois et un " choc de demande " pour les pays producteurs de matières premières dont la Chine est une grande consommatrice. Ce ralentissement de la production et le confinement provoquent ensuite évidemment en conséquence une chute de la demande des ménages qui accentue la récession. La propagation exponentielle du virus en Chine sur les autres continents et les " chocs " évoqués plus haut ont déclenché une panique financière sans précédent localisée principalement sur les marchés d'actions4. Les principaux indices boursiers du monde, CAC 40, Dow Jones, Nikkei, Nasdaq, Dax connaissent en ce moment le plus important krach depuis la crise de 2007-2008. L'indice du CAC 40 a perdu par exemple 34 % de sa valeur entre le 20 février et le 12 mars derniers, et a connu sa pire séance de l'histoire le 12 mars avec une chute de 12%. La valorisation boursière acquise depuis 2016 est partie en fumée en l'espace de deux semaines ! De quoi donner le tournis aux traders,même confinés chez eux derrière leurs ordinateurs...
… sur le baril de poudre des contradictions d'un capitalisme zombie Un certain nombre d'économistes libéraux considéraient il y a peu que tout cela ne s'apparentait qu'à un " choc exogène ", passager, c'est-à-dire qui ne vient pas des contradictions internes de l'économie capitaliste et qui n'aurait pas entraîné de crise majeure. Il est vrai que les krachs boursiers n'entraînent pas nécessairement de récession profonde dans l'économie réelle, comme par exemple le krach d'octobre 1987 qui n'a pas duré et qui intervenait dans un moment où la rentabilité du capital dans les grandes économies était en hausse et n'a atteint un pic qu'à la fin des années 1990. Or, le krach en cours intervient justement, exactement comme celui de 2007-2008, dans une période chute de la rentabilité du capital : la masse des profits a chuté fin 2019 aux USA, après une baisse du taux de profit depuis 20145. Avant même la propagation du virus, la croissance américaine ralentissait et le Japon était déjà entré en récession. Les gouvernements ont cherché ces dernières années à contrecarrer cette tendance à la baisse du taux de profit par des baisses d'impôts massives sur les profits des entreprises, mais ces politiques atteignent leurs limites aujourd'hui. Depuis 2018, on observe au niveau global un ralentissement de la croissance de la production industrielle et du commerce international. Nous arrivons à la fin d'un cycle de " reprise " en trompe-l'œil qui avait duré de 2016 à 2018. Il apparaît de manière saillante le phénomène de " suraccumulation de capital " : trop de capital investi par rapport à la plus-value qui est générée, dans un contexte où la capacité du marché à absorber les nouvelles marchandises et équipements produits est limitée. Le crédit et l'endettement ont explosé ces dernières années, masquant les problèmes de solvabilité des " entreprises zombies " encore plus élevés qu'avant la crise de 2007-2008. Ce capitalisme zombie vient du fait que la crise de 2007-2008 n'a pas joué totalement son rôle de purge de capital : pour que la reprise puisse être importante, la crise doit dévaloriser et détruire énormément de capitaux pour que les taux de profits, moteurs de l'investissement, repartent significativement à la hausse, comme par exemple dans la période qui a suivi le très violent krach de 1929 et celle d'après la Seconde Guerre mondiale. Dans la période récente, les États et les banques centrales ont mis l'économie mondiale sous perfusion monétaire, par la baisse des taux directeurs6 et en accordant des liquidités monétaires à très bas coûts. L'endettement a donc explosé ! C'est aussi en partie cet arrosage général qui explique que les cours boursiers aient monté de 2012 à aujourd'hui, atteignant des sommets juste avant le coronakrach. Les capitalistes financiers ont utilisé ces liquidités, ces crédits faciles pour spéculer en bourse et assez peu pour investir dans l'appareil productif, du fait de trop faibles taux de profits. Les entreprises ont alors pu afficher des " profits fictifs " illusoires et déconnectés de la plus-value extorquée dans l'économie réelle. Ce n'est donc pas qu'à cause du confinement que la récession s'annonce plus profonde qu'en 2007-2008, mais aussi parce que la pandémie fait éclater des contradictions que les gouvernants ont pendant une douzaine d'années échoué à colmater, pendant que les inégalités ont continué à se creuser. Le capitalisme montre alors de plus en plus clairement sa faillite, son incapacité à organiser la société de manière à pouvoir répondre aux besoins élémentaires de la population et à l'urgence écologique.
" Quoi qu'il en coûte ", l'État et les banques centrales au chevet du capital Les banques centrales entrent dans la crise avec des marges de manœuvre plus réduites pour l'atténuer qu'en 2007-2008 : les taux directeurs7 sont déjà très bas. Celui de la BCE est à 0,5% et celui de la Banque centrale américaine (FED) était plus haut au départ mais elle vient de consommer ses dernières cartouches et cela n'a pas permis de faire repartir à la hausse les cours boursiers, et encore moins relancer la production. Néanmoins, elles restent les " prêteuses en dernier ressort " et les maîtresses de la création monétaire, elles peuvent injecter une masse monétaire énorme dans le circuit financier. Les 750 milliards de crédits ciblés de la Banque centrale européenne (BCE) montrent qu'elles sont prêtes à faire marcher la " planche à billets " pour éviter ce qu'elles redoutent le plus : la transmission de la panique boursière sur le " canal du crédit ", c'est-à-dire que les banques commerciales ne prêtent plus aux entreprises, et ne se prêtent plus entre elles. Pour ne pas en arriver à socialiser les banques pour maintenir le crédit, elles rejettent la balle dans le camp des États pour venir au secours des profits. C'est donc désormais principalement vers les États que se tournent les regards des capitalistes pour relancer l'économie. Alors qu'en 2012 c'était Mario Draghi, le président de la BCE, qui annonçait qu'il ferait tout, " whatever it takes " pour sauver la zone euro, nous voyons là que c'est Macron qui répète la même formule magique en français " quoi qu'il en coûte " ! L'objectif des gouvernements bourgeois est ici de limiter encore une fois le nombre de faillites qui surviendront dans le même temps, surtout les faillites des entreprises et banques dites systémiques, " too big to fail "8, dont la faillite entraînerait celle d'autres banques et d'autres entreprises, y compris celles qui sont encore rentables. Et cela dans un contexte où les " fusions-acquisitions " sont allées de bon train : la concentration croissante du capital accompagne toujours les phases de stagnation et de déclin. Dans chaque secteur, une poignée de multinationales et leurs filiales se disputent désormais la majeure partie du marché mondial.
Les gouvernements cherchent alors à limiter la casse et " aplatir la courbe " de la récession, et peuvent agir sur trois plans Donner une garantie étatique aux prêts que font les banques dans la période. C'est ce que vient de faire Bruno Le Maire avec sa garantie à hauteur de 300 milliards d'euros. Pour les nouveaux prêts, l'État français remboursera les banques à la place des entreprises si ces dernières ne sont pas en capacité de le faire. Le chef de l'État a assuré qu' " aucune entreprise ne sera livrée au risque de faillite ", mais les entreprises qui ont eu des défaillances financières récentes n'en bénéficieront pas, et beaucoup d'entre elles feront donc faillite. La nationalisation temporaire des grandes entreprises de secteurs " stratégiques " sur le point de faire faillite, comme le dit l'adage : " privatisation des profits mais socialisation des pertes ". Le gouvernement français n'exclut pas par exemple la nationalisation de Renault, Air-France-KLM et Airbus. Bien entendu, ces nationalisations coûteront cher, et c'est l'argent public (nos impôts) qui financera l'entrée de l'État dans le capital de ces entreprises. L'investissement public par le déficit pour soutenir le carnet de commandes des entreprises. L'Union européenne a assoupli exceptionnellement sa " règle d'or " de la limite à ne pas faire dépasser le déficit public de 3 % du PIB.