El Watan, 17 mai 2010 - Les grèves s'enchaînent ces derniers mois et touchent des secteurs importants comme la Fonction publique et les chemins de fer. Quelle analyse faites-vous de ces mouvements de protestation ? Les mouvements de protestation, que ce soient des cheminots, de l'éducation, des travailleurs des communes ou des corps communs, ont un caractère social et revendicatif. Leur persistance depuis quelques mois reflète le profond malaise social qui règne dans le pays. Le refus des pouvoirs publics de tendre l'oreille aux revendications exprimées par les protestataires amplifie ces mouvements et aggrave la colère des travailleurs en grève. Il ne faut pas perdre de vue que ces grèves interviennent dans un contexte social marqué par l'érosion du pouvoir d'achat des Algériens. Les salaires des travailleurs sont complètement dévalorisés. Il y a aussi un climat de corruption et de prédation à une échelle inimaginable et les scandales rapportés par la presse ne sont que la partie visible de l'iceberg. La corruption est beaucoup plus systémique. Les nomenklaturistes ont droit à la prédation et au détournement des deniers publics, alors que ceux qui travaillent et qui se battent pour maintenir ce qui reste encore de l'économie nationale abîmée par la politique de libération à outrance n'ont pas le droit à une revalorisation salariale. Traditionnellement combatifs, les cheminots jouent un rôle prépondérant dans l'économie nationale. Le comportement des pouvoirs publics qui feignent d'ignorer leur revendication et qui les méprisent pousse les cheminots à radicaliser leurs positions. La protestation se nourrit de l'impasse politique qui règne dans le pays. Le président de la République est complètement décalé du réel. Il tient un Conseil des ministres une fois tous les six mois. A côté, il y a un gouvernement qui continue à tourner le dos aux revendications tout en s'efforçant à donner une « illusion patriotique » à travers différentes mesures visant le secteur économique. Et il y a un Parlement soucieux des privilèges de ses députés. - Le secrétaire général de l'UGTA a appelé à la suspension de la grève. Un appel que les cheminots n'ont pas entendu puisqu'ils ont poursuivi leur mouvement de protestation jusqu'à avoir obtenu du concret. L'UGTA a-t-elle perdu le contrôle du syndicat de ce secteur qui est sous sa responsabilité ? Le secrétaire général de l'UGTA ne contrôle plus les travailleurs. Il est en revanche contrôlé par les pouvoirs publics. Il agit comme le porte-voix de l'Etat qui lui fournit toutes sortes de privilèges. Il ne peut donc tempérer une grève aussi importante que celle des cheminots. Pourquoi ? Parce qu'il y a aujourd'hui un fossé entre la centrale syndicale dirigée par la bureaucratie et les sections syndicales qui se battent sur le terrain pour défendre les droits et les intérêts moraux et matériels des travailleurs. La centrale syndicale n'est plus une centrale au sens propre du mot. Elle a perdu largement son identité syndicale à force de se confondre avec le pouvoir politique. Les dirigeants de l'UGTA ont perdu les réflexes les plus élémentaires de l'action syndicale. Les travailleurs sont obligés de se battre seuls pour pouvoir défendre leur outil de production et exiger une amélioration de leurs conditions socioprofessionnelles. Le pouvoir politique a suffisamment caporalisé la centrale syndicale au point qu'elle est devenue incapable de réguler les luttes sociales. A terme, les pouvoirs publics ont besoin d'autre chose pour contenir ce réveil au sein du monde ouvrier. Ces grèves à répétition prouvent que le champ politique est délabré, que les partis politiques sont sclérosés, que le Parlement ne s'occupe que des privilèges de ses membres, que l'Etat excelle dans l'autoritarisme et la provocation et qu'il ne reste pour la société que le mouvement social qui porte encore quelques espérances dans un pays où le scepticisme et la fatalité prennent le dessus. - Ces mouvements de protestation peuvent-ils s'inscrire dans la durée ? Quels sont les développements possibles de la situation actuelle ? Les pouvoirs publics vont user de diverses astuces pour casser cet élan de protestation sociale. La centrale syndicale va, elle aussi, utiliser tous les moyens pour casser ce mouvement. C'est pour cela que l'UGTA a besoin d'une nouvelle direction syndicale, élue, représentative et en phase avec les revendications des travailleurs. Avec tous ces secteurs qui bougent, elle a besoin de trouver des appuis de nouveaux rapports de force en faveur d'une politique économique beaucoup plus sociale. Sortir de ce marasme, provoqué par la politique de libération tous azimuts qui a réduit le marché de l'emploi, nécessite une nouvelle politique économique soucieuse du bien-être des travailleurs. La problématique fondamentale, c'est celle de pouvoir écouter la société.