Le 26 juin est la journée mondiale contre la torture. Afin que nul n'oublie le drame vécu par nos compatriotes, nous reproduisons le témoignage d'un jeune citoyen sauvagement torturé en 93 par les « sauveurs de l'Algérie et de la démocratie » pour un crime qu'il n'avait jamais commis. Après plusieurs semaines d'horribles tortures, il sera jeté dans la nature avec une paralysie totale et irréversible de la main. (Archives personnelles). Pour l'HISTOIRE ! ================================================= Témoignage recueilli le 10 janvier 1994 à l'hôpital Selim Zemirli par le Dr SE. SIDHOUM et adressé à la commission des droits de l'homme de l'ONU à la même période. O. Mohamed, 1993 C'était le 11 avril 1993. Je bricolais dans notre camion, par un après-midi de printemps ensoleillé. Subitement, des véhicules de gendarmerie surgirent et encerclèrent les lieux. Deux gendarmes, doigt sur la gâchette, s'approchèrent de moi, menaçants, pour vérifier mon identité. L'un d'eux me donna brutalement un coup violent avec la crosse de son arme sur la tête, me faisant tomber à terre. Puis ils me mirent les menottes. D'autres gendarmes perquisitionnaient la maison de mes parents, à la « recherche d'armes ». On m'embarqua alors à la brigade de gendarmerie de Bab Ezzouar et je fus immédiatement introduit dans une grande salle où m'attendait un groupe de gendarmes, sans cagoules. Cette salle était sombre et il y avait tout un matériel posé sur des tables et accroché aux murs. On se croirait dans un atelier de mécanicien. La question qui m'était posée avec insistance était : « Qui a tué Karima Belhadj ? » Cette dernière (que Dieu ait son âme) a été tuée quelques jours auparavant par des inconnus aux Eucalyptus. Ce supplice dura deux jours sans interruption. On utilisa la technique du chiffon avec de l'eau sale des W.C. On utilisa également un appareil qui ressemblait à un poste transistor relié à des fiches qu'on m'a placées sur les lobes d'oreilles et sur le sexe. J'étais au préalable immobilisé sur un banc et ficelé par du fil d'acier. Sous cette contrainte infernale, « j'avouais » tout. Je leur disais que j'étais l'auteur non seulement de l'assassinat de Karima Belhadj mais aussi de cinq policiers et ce, pour que le supplice cesse. Au troisième jour, après mes « aveux » on me mit dans une autre salle, où il y avait une longue table rectangulaire, aux murs propres non tachés de sang comme la première. Un gendarme m'arrangea mes habits et boutonna ma chemise. Un capitaine, long et maigre, chauve, ayant un accent de l'Est algérien me présenta une feuille écrite en arabe et me demanda de lire chaque paragraphe après chaque question et à haute voix. J'exécutais sans broncher de peur que le supplice reprenne. Il se mit à me poser des questions et je répondais en lisant ce qui était écrit sur les feuilles. Un autre officier me filmait avec une caméra. Les réponses écrites reprenaient mes « aveux » extorqués sous la torture durant deux jours. et allant dans le sens des voeux de l'officier. Il ajouta sur la feuille, en plus des « aveux », que j'avais également participé au hold-up de la poste, de la société algérienne des assurances et du bureau des impôts des Eucalyptus (?!!). Je lisais machinalement tout ce qui était écrit, alors qu'un capitaine continuait à me filmer. Tout un scénario avait été préparé par les services de sécurité, et dont j'étais le « héros » malgré moi. Il y avait un jeune citoyen qui ne devait pas avoir plus de 16 ans à côté de moi et que je ne connaissais pas, qui tremblait constamment et pleurait sans arrêt. À lui aussi on imposa un scénario préfabriqué de toutes pièces. Il « avoua » avoir fait le gué à l'arrivée de la victime et que des « terroristes » lui aurait donné 300 dinars (?!). Des histoires à dormir debout. Ces gens étaient prêts à tout faire. À ce moment, je compris le drame de l'Algérie ! J'ai su, bien après, que j'avais fait des « aveux » télévisés au journal de 20 heures où je reconnaissais avoir participé à l'assassinat de Karima Belhadj, de cinq policiers et d' avoir dévalisé la poste, les assurances et les impôts des Eucalyptus ! Rien que cela ! Au cinquième jour, des parachutistes sont venus m'emmener de Bab Ezzouar, les yeux bandés vers un lieu de détention inconnu. Chez eux également, des méthodes sauvages et bestiales furent utilisées comme moyens de torture. En plus de la classique technique du chiffon, on m'appliqua sur mon thorax et mon dos, un fer à souder. Je hurlais de douleurs. J'avais tout le thorax et le dos qui brûlaient. On me mit à plat ventre, en me ceinturant et en m'attachant, et on appliqua le fer à souder sur mon anus. Je sautais malgré les solides attaches. Je sentais des craquements au niveau des os. C'était horrible et atroce. Je les suppliais d'arrêter, leur promettant de dire tout ce que je savais. Je donnais les noms de tous mes parents, mes amis et voisins… Ces brûlures me faisaient atrocement mal, je ne pouvais plus marcher ni faire mes besoins naturels. Puis on m'enferma dans une chambre froide, une sorte de congélateur, comme ce que l'on voit chez les bouchers. Je suis resté à l'intérieur, tout nu, la porte verrouillée, pendant près d'une demi-heure environ, je n'avais plus en réalité de notion de temps. Devant ces supplices, j'étais obligé de dénoncer arbitrairement un voisin qui n'était pas concerné, que Dieu me pardonne. Je leur avais dit que son domicile servait de cache aux « terroristes ». Les parachutistes attaquèrent le domicile de ce malheureux voisin avec des grenades lacrymogènes et terrorisèrent toute sa famille. Ils ne trouvèrent finalement rien chez lui. J'ai séjourné quinze jours chez les parachutistes. Je n'ai jamais pu localiser le lieu. J'étais isolé 24 heures sur 24, et enchaîné. Seul un morceau de pain rassis m'était jeté de temps à autre. Puis je fus transféré un bon matin vers Châteauneuf. La torture commença dès mon arrivée. Après les coups de pieds et de poings… d'accueil, je fus jeté dans un W.C. étroit et attaché par une menotte à mon poignet droit sur une barre métallique située au plafond. Je suis resté accroché par la menotte pendant 12 jours, sans boire ni manger. Je faisais mes besoins sur moi, car je ne pouvais pas bouger, « pendu » ainsi par mon poignet. C'était atroce, indescriptible. Je sentais au début des fourmillements et des douleurs terribles à ma main droite comprimée par la menotte. Au bout de quelques heures je voyais ma main gonfler et devenir cyanosée. Puis, au bout de quelque temps je ne la sentais plus, elle était engourdie. Ce supplice de la traction par la menotte dura douze (12) jours. Au septième jour, je commençais à m'évanouir de plus en plus souvent du fait de l'absence d'alimentation. J'étais comme un fou, j'essayais de crier mais en vain, je n'avais plus de force. Des gouttelettes de sang et de pus coulaient de mon poignet strangulé par la menotte accrochée au plafond. Au douzième jour, on se rappela de moi et on vint me détacher. Je ne sentais plus ma main qui était totalement engourdie et paralysée, bleuâtre. Les doigts, rétractés, ne pouvaient plus s'étendre. Pendant trois jours on m'appliqua à nouveau la technique du chiffon et des flagellations avec un fil d'acier. Je fus à nouveau transféré vers un lieu inconnu, les yeux bandés. Je devinais seulement qu'il s'agissait d'un commissariat. Il m'était impossible de situer le lieu. J'ai séjourné trois jours puis à nouveau je fus transféré, les yeux toujours bandés, vers un autre lieu. C'était selon les dires d'un gardien des lieux, et qui avait un peu de miséricorde dans son coeur, une caserne de la Sécurité Militaire. Je tiens à exprimer ma reconnaissance à ce gardien inconnu qui, voyant mon état de délabrement, m'a pris en sympathie et m'a réconforté moralement. Je suis resté près de deux mois chez eux. Je mangeais correctement. On me donnait même du café, le matin, dans une pièce où il y avait un lit. Une seule fois, j'ai été mis en présence d'un officier qui était très respectueux, qui s'enquerra de mon état de santé et qui m'interrogea non pas sur les accusations auxquelles je m'attendais mais sur les techniques de torture que j'avais subies. J'étais étonné de cette gentillesse et de cet égard. S'agissait-il d'une action psychologique ou était-il sincère ? Dieu seul le sait. Il faut reconnaître que durant les deux mois passés dans ce dernier lieu secret qui paraîtrait être le siège de la Sécurité Militaire selon le geôlier, à aucun moment je ne fus brutalisé ni encore moins torturé. Dieu en est témoin. Je fus ensuite et à nouveau transféré à Châteauneuf où, cette fois-ci on me mit avec d'autres détenus et ce, pendant trois mois. Le 11 décembre, je fus emmené, dans un véhicule et jeté dans une forêt aux environs de Ben-Aknoun où je fus lâché dans la nature vers 15 heures. Je ne savais plus où j'étais, totalement désorienté. À aucun moment, je ne fus présenté à un juge. Du mois d'avril au mois de décembre, je vadrouillais d'une brigade de gendarmerie à une caserne de parachutistes, sans oublier la sinistre école de Châteauneuf, le local de la sécurité militaire et le commissariat. Pourquoi ne pas me traduire en justice alors que j'avais « avoué » devant le peuple à travers la télévision avoir participé à l'assassinat de Karima Belhadj, de cinq policiers, et avoir dévalisé trois institutions ? On préféra m'handicaper pour le restant de mes jours avec une main droite totalement paralysée. A ma libération des médecins m'ont dit que j'avais un syndrome de Volkman sévère avec paralysie médio-cubitale. Je dois subir une intervention chirurgicale mais le chirurgien reste sceptique quant à la récupération fonctionnelle.