Depuis que vous nous avez quittés, j'ai l'impression d'être comme une mouche dans du lait. Je veux me faire d'autres amis, mais toutes les bonnes volontés ont été dispersées, dévorées par la solitude et l'exil. Depuis votre mort, beaucoup d'hommes et de femmes nous ont quittés. Apres cinquante ans de réclusion interne, ils ont décidé de nous quitter sur la pointe des pieds, sans faire trop de bruit. Je poursuis ma route, une route toujours pénible et semée d'embûches et d'obstacles. Je trébuche, je tombe et je me relève. Souvent seul, gagné par le doute et l'incertitude, je songe à tout laisser tomber. Je ne sais pas si je dois continuer ou rebrousser le chemin ; je ne sais pas si j'ai pris la bonne direction. Soudain, je me suis rappelé de cette phrase que votre ami Kateb Yacine a piqué à Gabriel Marquez : le bonheur n'est pas d'arriver au sommet de la gloire, mais le bonheur demeure dans cette résolution d'affronter et de surmonter tous les obstacles qui bloquent les chemins qui mènent à la gloire. Je m'arrête quelques instants pour reprendre mon souffle et surtout faire le point sur ce qui m'arrive. Mon angoisse et mon incertitude disparaissent lorsque soudain des formes humaines surgissent de nulle part à travers les bois. Des hommes, des femmes, des vieux et des jeunes déchaînés et en colère, brandissant des slogans hostiles à l'injustice et scandant des mots de liberté marchent sur ma route. Pendant un moment, soulagé, j'ai cru qu'on allait poursuivre ensemble, la main dans la main, le chemin jusqu'à l'ultime destination ; j'ai cru que notre solidarité et notre sagesse ont fini par avoir raison de notre vanité et de notre cupidité. Certainement, l'envie de trouver à tout prix un compagnon avec qui faire un bout de chemin sans nous suspecter, sans nous chamailler pour un oui ou pour un non, me donne des hallucinations. Je reviens à moi-même ; le front qui s'est élargi quelques secondes auparavant s'est vite rétréci. Telle une bougie qui meurt, il s'est dissipé en néant. Il faut dire que mon village n'est plus ce qu'il était par le passé. Et l'idée de savoir que les choses continuent de changer dans le mauvais sens, fait monter en moi un volcan où se mêlent désormais colère et l'envie de fuir. Les gens ont perdu l'art du savoir vivre. Ils ne savent plus ce que veut dire aimer et aider. Ils ne savent pas non plus ce que veut respecter et avoir du respect pour soi même. Pire que l'Automate d'Alberto Moravia, ils ne réagissent qu'au goût de la conspiration, qu'à l'idée du gain facile. Déshumanisés, ils ont oublié la terre qui les a si généreusement nourri, qui les a tant aimé et qui leur a procuré tant de joies et de bonheur. Des balcons de mon village qui s'élèvent majestueusement comme pour défier le Djuradjura si fier de sa suprématie et de sa splendeur, je regarde la petite école qui se cache timidement au milieu de l'oliveraie qui couvre toute la vallée. Le doute me gagne encore ; je monte plus haut derrière la stèle du premier novembre tombée en décrépitude pour m'assurer que l'école n'a pas disparu à son tour. Elle y est, à mon grand bonheur. Je revois l'enfant que j'étais, les mains chargés de pieges en train de traîner le pas derrière le troupeau…Je revois mon village ou il n'y avait ni militaires ni gendarmes. Outre cheikh Akli, le directeur de l'école qui arborait une supériorité majestueuse et une discipline à la fois souple et ferme, tant il est vrai il incarnait l'autorité morale et administrative au village, je me souviens aussi de yemma Missora, une femme fort élégante qui perpétuait avec art et dignité les traditions de la famille. Elle veillait scrupuleusement à la réputation des siens en allant jusqu'à priver ses propres filles, ses brus, ses petits enfants pour donner à manger aux plus démunis ou honorer les invités qui arrivent à l'improviste au mausolée ou grand père nous enseignait le Coran durant les vacances. Parmi ses brus, Lala saadia, une digne héritière des Toumi de Sid Ali Moussa, qui la secondait. Souvent pour nous aider à dormir et nous faire éloigner des conversations politiques que tenaient les adultes, il nous raconte comment notre arrière grand père se transformait en lion pour assurer la paix et la sécurité au village. Depuis cette histoire, je n'ai jamais croisé le regard avec grand père et surtout je n'ai jamais osé voler les prunes, les noix, les plaquemines, les figues précoces et les pommes qui se trouvaient dans le jardin de cheikh Mohand El Mokhtar et de cheikh Mohand Cherif. Parce que le coin nous donnait la chair de poule, que nous décidâmes à l'unanimité des maraudeurs de nous occuper des champs de Messouada Ouzaghar et de Moh Ath Lounas. En dépit du fusil de chasse qu'elle accrochait fièrement à son épaule, Messouda Ouzaghar ne nous faisait pas peur parce qu'elle n'avait la bénédiction de Dieu pour se transformer en ogresse. C'est avec un malin plaisir qu'on volait des pastèques, du melon et du raisin dans ses champs. Il nous arrivait de voler des citrouilles en croyant que c'était du melon… Alors que les premiers orages annoncent la fin des vacances, grand père fait rentrer ses troupeaux de la montagne. Avec sa paire de bœufs, il trace de longs sillons dans la terre pendant que les piles et autres oiseaux lui encombrent les pieds. C'est le moment que nous attendions le plus. Nous passions notre temps à scruter le ciel. Le cœur au plus bas, chacun devait montrer son courage lorsque les nuages violets lanceront leurs premiers éclairs, lorsque la rivière poussera sous les torrents déchaînés les bruits qui font penser au déluge. Apres quelques moments, lorsque le tonnerre cesse, l'odeur de poussière disparaît et les parfums du Djurdjura reprennent leur droit sous un arc-en-ciel fabuleux. Nous appelons ce moment « la fête des loups » Candides, doux et aussi purs que l'air des montagnes, on court tout le long de la rivière… Aujourd'hui, je ne reconnais plus mon village. Pourtant, la population est la même qu'autrefois. Comment ce village jadis havre de paix est redevenu au bout de quelques instants seulement un enfer, un foyer de violence et d'exclusion ? Que s'est-il donc passé pour que le village sombre définitivement dans des défaillances morales multilatérales ? Pourquoi les gens ont cessé subitement d'être candides, purs et doux ? Ali, je ne sais pas. Ce que je sais en revanche, vous êtes partis au bon moment. Lectures: