J'aimerais, si vous le permettez, revenir sur la question du CNT libyen en relation avec les frappes aériennes de l'OTAN. Il faut d'abord souligner qu'aucune personne sensée et ayant un minimum d'esprit patriotique ne souhaiterait voir les puissances occidentales intervenir dans son pays. En ce qui concerne la situation en Libye, la question n'est pas aujourd'hui – et elle ne l'était pas également après le début des frappes aériennes de l'OTAN – de savoir si les Occidentaux voulaient sincèrement aider les Libyens ou s'ils avaient des motivations beaucoup plus matérielles – se poser cette question, c'est faire preuve pour le moins de beaucoup de naïveté –, mais plutôt de savoir si le CNT avait une légitimité ou non. Bien sûr, la réponse à cette question exige de prendre parti, au nom de certains principes. Faut-t-il renvoyer le CNT et Kadhafi dos-à-dos? Ceci reviendrait objectivement à soutenir Kadhafi, qui était en mesure d'écraser les insurgés en quelques heures. Dire que les membres du CNT, à partir du moment où ils ont demandé à la communauté internationale de sauver les populations de Benghazi, Tobrouk et Al-Bayda d'un massacre quasi-certain (souvenons-nous de Hafedh-Al-Assad et les insurgés de Hama, Saddam et le soulèvement du Sud de l'Irak, étaient devenus des traîtres, c'est se placer objectivement du côté du boucher, qui aiguisait ses couteaux et se préparait à mettre à exécution ses menaces de nettoyer ces villes «zenga, zenga, dar, dar». Ce qui se passe en Libye est, selon moi, une authentique révolution, planifiée et menée par des Libyens. Elle s'est déroulée selon le schéma classique d'une guerre populaire révolutionnaire. Lorsqu'il devint clair que le pouvoir de Kadhafi n'était pas disposé à accepter que des manifestations pacifiques en faveur d'un changement démocratique aient lieur, les organisateurs de ces manifestations prirent la décision de s'emparer des symboles du pouvoir dans la région Est de la Libye et de résister. Cette région devint de fait une région libérée et un pouvoir parallèle y fut établi, avec un gouvernement provisoire (le CNT) pour gérer la situation. Plusieurs personnalités civiles et militaires de haut rang, ainsi que des diplomates en poste à l'étranger, firent défection et se rangèrent du côté des insurgés. C'est à ce moment-là que se posa la question cruciale pour tous les patriotes du Monde Arabe épris de liberté et désireux d'en finir avec les régimes illégitimes, tyranniques et corrompus qui maintiennent leurs peuples dans un état de servilité et d'humiliation permanents . Quel parti devaient-ils prendre, selon, vous? Où était leur devoir? Leur devoir n'était-il pas de se ranger résolument aux côtés des insurgés et du CNT, contre le tyran de Tripoli? Malheureusement, les «frères» arabes et musulmans, restèrent silencieux… Que devait faire le CNT, selon vous? Laisser Kadhafi massacrer les populations civiles de Benghazi, Tobrouk et Al-Baydha qui avaient osé défier son autorité, lui le Roi des Rois d'Afrique, le Guide génial et bien-aimé de tout le peuple libyen? Selon moi, les leaders du mouvement populaire prirent la bonne décision. Ils firent ce que tout leader d'un mouvement révolutionnaire populaire désarmé aurait fait à ce moment-là : sauver les populations civiles et la révolution populaire, quitte à s'allier avec le diable. Mais, il me semble que ce débat est aujourd'hui dépassé. La jeunesse libyenne, grâce à son courage, sa détermination, sa persévérance et grâce aux énormes sacrifices qu'elle a consentis, a chassé le tyran. Celui qui voulait attraper les insurgés comme des «rats» est aujourd'hui en fuite, se cachant dans un trou et cherchant désespérément une issue. Le CNT est à Tripoli, se préparant à mettre en œuvre son plan de gestion de la transition afin que la Libye se remette debout après la terrible épreuve que Kadhafi et ses sbires viennent de lui imposer. Que faut-il faire encore une fois? Continuer, comme le fait l'Etat algérien, à dénigrer les membres du CNT, mettant en doute leur patriotisme et leurs intentions, les traitant d'agents de l'Occident, de nouveaux Karzaï et Chalabi? Comme si nos boutef, toupik, ouyahia, belkhadem, medelci et consorts étaient des patriotes sans reproches! Comme si l'OTAN était indésirable chez nous! Comme si les sociétés occidentales ne se sucraient pas depuis longtemps en Algérie! Comme si les fortunes des barons du régime algérien entassées dans les banques occidentales étaient le fruit de leurs efforts et de leur travail honnête! Depuis que les grands bouleversements que connaît le Monde Arabe ont commencé, beaucoup de nos compatriotes concentrent leurs analyses sur les agissements des puissances occidentales et ne s'intéressent qu'à ce qu'elles font ou ne font pas. C'est là, à mon sens, une attitude totalement en contradiction avec les principes que nous défendons. Car le plus important aujourd'hui n'est pas l'attitude des puissances occidentales – qui ne peut être que conforme à la vision du monde des leaders politiques des pays capitalistes occidentaux. Le plus important est ce que font les PEUPLES et les forces vives en leur sein qui se battent pour chasser les dynasties illégitimes, tyranniques et corrompues qui les vampirisent et leur imposent leur diktat depuis si longtemps. La tâche historique que doivent accomplir tous les patriotes du Monde Arabe aujourd'hui est de chasser les pouvoirs despotiques et instaurer l'Etat de droit. Cette tâche, les patriotes libyens, avec à leur tête le CNT, sont en voie de l'accomplir avec succès. Quant aux puissances occidentales, comme je l'ai déjà dit, leurs leaders politiques obéissent à la vision du monde qui est la leur : celle du libéralisme (au sens large), doctrine philosophique et politique de la bourgeoisie capitaliste depuis 200 ans. Les think tanks et stratèges américains et européens élaborent des politiques et prennent des décisions qui protègent leurs intérêts dans le monde et s'inscrivent dans cette vision du monde qui est la leur. Jusqu'en 1989, ces stratèges avaient concentré tous leurs efforts sur l'ennemi d'alors, le communisme. Depuis 1989, et surtout depuis 9/11, l'ennemi, c'est l'Islam. Dans leur vision du monde, il n'y a aucune différence entre Al-Zawâhiri, Tayyip Erdogan, Târiq Ramadan et Cheikh Al-Qaradâwi : ce sont tous des «islamistes» dont le seul objectif est de détruire l'Occident et sa civilisation, même si le premier est le chef d'une organisation terroriste déterritorialisée et internationaliste, le second, chef d'un gouvernement élu par la majorité du peuple turc, le troisième, un intellectuel établi en Occident, et le dernier, un respectable théologien d'EL-Azhar. Si les intérêts économiques des pays capitalistes sont dictés par des considérations de contrôle de ressources et des marchés à l'échelle mondiale, la vision du monde des leaders politiques occidentaux est quant à elle susceptible d'évoluer en fonction des évènements. Bush et son équipe de néo-cons pensaient que la population irakienne allait accueillir les soldats américains qui avaient chassé Saddam en libérateurs, comme le fit celle de Paris en août 1944. Ils avaient compté sans un facteur d'une extrême importance : le nationalisme viscéral des masses arabes. De la même manière, ils n'avaient pas pris en compte les fractures qui existent dans la société irakienne et que le régime de Saddam, par sa politique clientéliste, tribale et autoritaire avaient maintenues et accentuées : la division du pays entre Kurdes et Arabes d'une part, et entre chiites, démographiquement majoritaires et opprimés sur le plan politique, et sunnite, détenteurs de la quasi-totalité du pouvoir, de l'autre. Qu'en est-il aujourd'hui? Les Occidentaux ont-ils changé d'attitude? Je ne saurais le dire. Je pense, cependant, que la rue qui gronde dans le Monde Arabe leur dit ceci : « Jusqu'à présent, vous avez protégé les tyrans qui nous oppriment et leurs clans corrompus et prédateurs, pensant qu'ils étaient les gardiens de vos intérêts et le plus sûr rempart contre ceux que vous désignez comme vos ennemis irréductibles, les islamistes. Nous vous proposons un marché : laissez tomber les tyrans et acceptez la démocratisation du monde arabe et nous vous garantissons que vos intérêts économiques n'en seront pas plus menacés.» C'est ce que disent les représentants du CNT libyen : « Les Occidentaux ont besoin de notre pétrole et nous avons besoin de leur technologie pour construire la nouvelle Libye et en faire un pays prospère.» Pari risqué? Peut-être. Mais qui a dit que le combat pour la démocratie et l'Etat de droit ne comportait aucun risque? Tout combat est incertain et son issue dépend, jusqu'à la fin, du courage, mais aussi de l'intelligence et de la sagesse de celui qui le mène. On a accusé le CNT libyen se tous les maux : agents d'Al-Qâida – Abd-El-Jalil n'a-t-il pas une tache sur le front? – et de l'Occident, en même temps. Islamistes et alliés des nouveaux Croisés… L'appareil de propagande de Kadhafi n'avait pas chômé. Celui de l'Etat algérien non plus, d'ailleurs. Mais il me semble que parmi la jeunesse et les intellectuels libyens qui ont chassé le régime pourri de Kadhafi, il y a tous les courants et toutes les tendances qui traversent la société libyenne : des barbus et des rasés, des modernistes et des conservateurs. Tous veulent une Libye débarrassée de la tyrannie et du mensonge que Kadhafi a érigés en principes de gouvernement durant 41 ans. Les peuples tunisien, égyptien et libyen ont réussi à briser le mur de la peur et à prendre leur destin en main, ce que le peuple algérien n'arrive pas encore à faire. Mais de quelle peur s'agit-il? Cette peur est d'une double nature. La première, la plus évident est, bien sûr, la peur du gendarme, du policier, de l'agent secret qui est partout. La peur de perdre la vie. La peur de la prison et de la torture. La peur de perdre sa situation, aussi misérable soit-elle. Mais est-ce là la seule peur qui empêche le peuple algérien de sortir dans la rue pour dire au pouvoir : « Dégage» ? Non. Car, il y a une autre peur plus insidieuse, mais tout aussi paralysante. C'est la peur des « islamistes ». Il est en effet clairement admis par tout le monde, qu'en l'état actuel des choses dans le Monde Arabe, toute ouverture démocratique réelle serait à l'avantage de ces derniers. Il y a de très fortes chances que des élections transparentes et ouvertes à tous les courants politiques soient remportées par une coalition de partis « islamistes ». C'est pour cette raison que les « modernistes » algériens se sont rangés du côté des généraux putschistes en 92 et qu'ils continuent encore et toujours de leur servir de paravent «démocratique» et de faire-valoir. Les Occidentaux ont-ils compris le message de la rue «arabe»? L'islamophobie ambiante en Europe et en Amérique finira-t-elle par renoncer aux clichés concernant l'islam et à faire la différence entre Al-Zawâhiri et Erdogan ou Târiq Ramadhân? Le« islamistes» eux-mêmes ont-ils compris ce message? Ont-ils compris que la rue «arabe», lorsqu'elle dit «Dégage» au tyran, ne veut pas avoir à la place les Talibans ou al-Zawâhiri? Les «modernistes » algériens ont-ils compris le message du Printemps Arabe? Arriveront-ils à vaincre leur peur? Là est le véritable débat, cher compatriote. Cordialement Lectures: