Ben Bella est resté trois ans au poste de Président de la République, Boumédiène, treize ans et demi, Chadli, treize ans, Zéroual, cinq ans et Bouteflika occupe le poste depuis douze ans. Durant le règne de ces «zou3ama» autoproclamés ou cooptés par leurs collègues de l'ANP, d'autres hommes forts ont eu leur part d'autocratisme et leur heure de «gloire», mesurée à l'aune de la peur instinctive que leur nom inspirait au menu peuple : Kasdi Merbah, Salah Vespa, Ahmed Bencherif, Slimane Hoffman, Mohammed Salah Yahiaoui, Chérif Messaadia, Belloucif, Belkheir, Nezzar, Betchine, Zerhouni, Tounsi, etc. Aucun de ces seconds couteaux n'a survécu à son mentor et protecteur qui se trouvait au sommet de l'Etat ANP-FLN. A une exception près : il s'agit, vous l'aurez deviné, de «rab Edzayer». Âgé de 72 ans aujourd'hui, il est au même poste – Responsable du tout puissant DRS – depuis novembre 1990, soit bientôt 21 ans. Il a réussi le coup de force de survivre aux deux hommes qui l'ont aidé à accéder au poste qu'il occupe actuellement – Chadli et Belkheir. Il a probablement participé à la mise à l'écart du «Parrain» en 2005. L'opinion publique algérienne et beaucoup d'observateurs étrangers pensent qu'il est aujourd'hui le véritable patron de l'équipe de «décideurs», héritière du groupe d'officiers supérieurs qui a forcé Chadli à démissionner et qui a arrêté le processus électoral en janvier 1992, entraînant le pays dans l'infernale spirale de violence qui a duré sept ans et qui l'a définitivement mis à genoux. Cette équipe était menée à l'époque par les généraux Khaled Nezzar et Larbi Belkheir, le premier ayant gagné la «guerre» contre les jeunes émeutiers désarmés du 5 octobre 88 et le second ayant été, selon toute vraisemblance, le véritable architecte de cette forme de pouvoir typiquement algérienne – le cabinet noir – expérimentée sous Chadli et mise en application de manière définitive après le putsch de janvier 92. Si Ben Bella et Boumédiène n'avaient jamais caché leur volonté d'être les seuls maîtres à bord, ne tolérant aucun rival, il n'en fut pas de même pour leur successeur. En effet, Chadli ayant été amené à diriger le pays par le plus grand des hasards – il était l'officier le plus âgé dans le grade le plus élevé –, personne ne le prit vraiment au sérieux et il n'essaya jamais de jouer aux durs, comme le fait si péniblement Bouteflika depuis 1999. Il fit tout pour devenir populaire – Programme Anti-Pénuries, allocation touristique – et réussit, malgré les quolibets et les innombrables blagues qui circulaient à son sujet – « Un morceau de Mozart, Monsieur le Président?» « Non, camembert, s'il vous plaît!» –, à se forger une image de président décontracté et libéral, ce qui changeait la jeunesse du style austère et autoritaire de son défunt prédécesseur. Malheureusement pour lui – et pour nous –, son maigre bagage intellectuel et son inexpérience des affaires de l'Etat en firent un piètre capitaine, «quand la bise fut venue» : le bateau Algérie coula corps et biens, laissant pour seul héritage un système de gouvernement autocratique bicéphale – pouvoir occulte et pouvoir apparent – et une classe de prédateurs à l'appétit vorace, prêts à marcher sur les corps de leurs mères pour arriver à leur fin. Belkheir, Nezzar, Toufiq, Mohammed Lamari, Smaïn Lamari : voilà des noms qui deviendront «célèbres» à la faveur de la «lutte contre la menace islamiste», guerre totale dont la principale victime – le peuple algérien – ignorait les tenants et aboutissants, se contentant de faire le décompte quotidien des cadavres mutilés qui jonchaient les routes, des attentats à la bombe qui fauchaient des centaines d'innocents et des massacres collectifs qui anéantirent les populations de localités entières. Aujourd'hui, Belkheir et Smaïn Lamari sont décédés; Nezzar et Mohammed Lamari jouissent d'une retraite dorée et gèrent leurs affaires. Bouteflika, que Belkheir avait recommandé à ses acolytes du cabinet noir pour remplacer à la tête du pouvoir apparent un Zeroual devenu de moins en moins docile, se retrouve donc face au «dernier des Mohicans», celui qui aurait dit de lui-même : « Ana houwa rab Edzayer». Clan contre clan, batailles rangées par hommes de confiance interposés, réélection de Bouteflika contre Benflis après un retournement de situation dû à des tractations de dernière minute, affaires et contre-affaires : la rumeur ne cesse de colporter les histoires les plus incroyables à propos d'une lutte au sommet pour la suprématie entre deux septuagénaires malades et paranoïaques. Il y a, bien sûr, derrière ce combat entre deux dinosaures d'un autre âge des réseaux puissants, des fiefs et des fortunes colossales qui se sont constitués à la vitesse de l'éclair pendant que le petit peuple était découpé à la hache et explosé à la dynamite. Il y a l'argent du pétrole qui irrigue toute une faune insatiable, produit de 50 années d'arbitraire, de clientélisme et de fabrication de fausses élites intellectuelles, religieuses, politiques et syndicales. Nous assistons aujourd'hui à l'inexorable enlisement d'un système politique basé sur le mensonge et la répression. Les deux vieillards qui s'y partagent les premiers rôles en sont aussi les icones et portent en eux sa marque de fabrique. Ils en sont les deux visages complémentaires, frères siamois monstrueux unis jusqu'au naufrage final. Ce système n'a qu'un seul but : maintenir au pouvoir une meute insatiable afin qu'elle puisse continuer à se livrer à son passe-temps favori sans jamais être inquiétée. Ce divertissement auquel nos «élites» sont devenues accros et pour lequel des centaines de milliers d'Algériens et d'Algériennes ont été sacrifiés s'appelle «Pillage et Prédation». C'est cette meute qui, pour continuer à mordre à belles dents dans le corps meurtri de l'Algérie, a besoin de perpétuer le mythe du chef invisible et craint par tous, celui de «rab Edzayer». Mais c'est le peuple algérien qui aurait dû logiquement être «rab Edzayer» depuis 1962, car c'est lui le seul propriétaire légitime de la maison – rab el beyt. Marginalisé et maintenu en état d'infériorité par les «élites» au pouvoir, il a vu tous les leviers de décision lui échapper. Déresponsabilisé et dressé à la fainéantise et l'attentisme par une multitude de «militants» et autres spécialistes de la chita du FLN et de ses organisations de masse, il fut sacrifié sans aucun état d'âme sur l'autel de l'austérité lorsque les caisses de l'Etat se vidèrent en 1986 et que les créanciers vinrent réclamer leur dû. Les choses se jouent au-dessus de sa tête depuis bientôt 50 ans et les chefs de l'Etat et du Gouvernement défilent sans qu'il comprenne vraiment pourquoi ni comment. Des crises se nouent et se dénouent, des constitutions sont établies et modifiées, des politiques économiques sont déclarées irréversibles puis allègrement répudiées, sans que personne ne lui explique ce qui s'est passé ni ne fasse un bilan ou lui rende compte de son action. Une guerre a éclaté et ravagé le pays pendant sept ans, emportant des centaines de milliers de vies humaines, déplaçant des millions de personnes et détruisant ce qui restait du tissu économique, sans qu'il comprenne vraiment les raisons de tout ce gâchis. Abhorré, méprisé et avili par ceux-là même qui hier se prétendaient ses sauveurs, il est devenu aujourd'hui une masse gênante, un «ghachi» informe, dont ces messieurs les hauts-perchés voudraient bien se débarrasser ou qu'ils aimeraient, à défaut, maintenir au-delà de ce qui serait l'équivalent moderne du limes romain de l'Antiquité. Tout cela, le peuple algérien le méritait-t-il? Dans une certaine mesure, oui, même s'il a plus péché par ignorance, naïveté et excès de confiance que par lâcheté. Car ce rôle de spectateur, ne l'a-t-il pas accepté, en fin de compte? Mais il ne dépend que de lui aujourd'hui que les imposteurs soient chassés et la justice rétablie. Il ne tient qu'à lui de réclamer avec force et insistance les clés de sa maison, comme l'ont fait ses voisins de l'Est. Il peut, il doit devenir le seul maître à bord : rab Edzayer. Il suffit qu'il le veuille vraiment Lectures: