L'interpellation de l'homme fort du régime algérien, dans les années 1990, par la justice helvétique, prouve, si besoin est, que les dépassements ne restent pas impunis. Arrêté dans sa résidence (un hôtel cinq étoiles), l'audition du général Nezzar a duré deux jours. La procureure fédérale suisse, Laurence Boillat, explique au général que son arrestation est intervenue suite à la plainte déposée par TRIAL (Track Impunity Always). Cette ONG se base, pour ce faire, sur le témoignage de deux Algériens établis en Suisse. Selon le récit de Daadi Seddik, un des plaignants, son arrestation, à Alger, le 17 février 1993 à 2 heures du matin, fut suivie de graves atteintes à son intégrité physique. Lorsque le journaliste d'El Watan lui demande pourquoi la plainte a été déposée contre Khaled Nezzar, Daadi Seddik étaye sa thèse en soutenant que « C'est lui qui dirigeait l'Algérie à cette époque. J'accuse Khaled Nezzar d'être responsable de la torture que j'ai subie en Algérie ». Quant à Ahcene Kerkadi, chirurgien dentiste de profession, il affirme qu'il a été torturé suite à son arrestation en 1993. Ses tortionnaires voulurent coute que coute lui arracher des aveux de son implication dans le terrorisme, et ce bien qu'il n'ait rien à voir avec la violence. Cependant, en considérant que la plainte est recevable, la procureure détermine le cadre dans lequel l'audition va se dérouler. D'emblée, elle interroge le général Nezzar sur les motifs de sa présence en Suisse. Le moins que l'on puisse dire c'est que la réponse n'est pas convaincante. Ce qui intrigue la procureure c'est surtout de savoir en quelle qualité se trouve-t-il en Suisse. Car, bien qu'il ait en sa possession un passeport diplomatique, la procureure lui signifie que cela ne lui donnera aucun privilège. Surtout, insiste-t-elle, le général n'est pas accrédité d'aucune mission. Pour revenir au vif du sujet, la procureure axa ses interrogations sur la décennie noire. En tout cas, malgré les 200000 morts, Khaled Nezzar ne considère pas que cette guerre fût sale. Pour lui, « Cette guerre s'est déclenchée car le FIS à l'époque voulait le pouvoir, quitte à utiliser la violence ». Quel mépris de la politique et de la justice. La violence ne se règle-elle pas dans les tribunaux, M. Nezzar ? Bien entendu, le parti politique, pour peu qu'il soit autorisé, s'assigne pour mission de diriger le pays. Or quelques lignes plus loin, le général se contredit en affirmant que le FIS n'avait que 21% de voix. Dans ce cas, comment un tel parti aurait-il représenté un grand danger pour l'Algérie ? Ces questions restent bien sur sans réponses. Cependant, l'audition ne se limite pas uniquement à l'arrêt des élections législatives de 1992. A la question de savoir qu'elles étaient ses fonctions avant 1992, Khaled Nezzar répond qu'il était un officier de l'armée française [en plein guerre d'Algérie]. « J'ai déserté l'armée française pendant la guerre d'Algérie [en 1958] en rejoignant les maquis », a-t-il argué. A vrai dire, il n'a pas rejoint le maquis, si l'on considère que le maquis est le terrain où se déroulent les combats. En revanche, il est allé à Tunis. Or les patriotes algériens, bien que se trouvant sous le drapeau français, commencèrent à déserter dès 1955. Khaled Nezzar fait partie de la seconde vague de déserteurs. Selon Abdelhamid Brahimi : « Les ralliements individuels ou de groupes d'éléments algériens de l'armée française observés en 1957 et notamment à partir de 1958 s'opérait non vers l'ALN, mais vers le FLN à Tunis pour entrer par la grande porte » (Aux origines de la tragédie algérienne, 1958-2000, page 44). L'auteur du livre raconte comment, au mois de mai 1959, un groupe de « déserteurs » de l'armée française approcha les jeunes officiers issus des écoles orientales en vue de sceller leur alliance. Slimane Hoffman, porte parole de ce groupe de DAF, s'adressa comme suit aux jeunes officiers maquisards : « Nous, ex officiers de l'armée française et vous, officiers sortis des académies militaires arabes, sommes les mieux placés et les mieux préparés pour nous imposer et disposer du commandement de l'armée algérienne après l'indépendance » (page46). Cependant, bien que les DAF aient été liés, dans le premier temps, à Krim Belkacem, ministre des forces armées jusqu'à décembre 1959, son affaiblissement engendra la rupture avec le groupe des DAF. Lorsque Boumediene a été désigné chef d'Etat-major général en janvier 1960, ces « déserteurs » se rapprochèrent naturellement du nouvel homme fort de l'armée. Pour Abdelhamid Brahimi : « En 1962, les « déserteurs » de l'armée française comptent parmi les plus proches collaborateurs de Boumediene. Une fois nommé vice-président du Conseil et ministre de la Défense en septembre 1962, il nomme Abdelkader Chabou (lieutenant de l'armée française 4 ans auparavant) au poste de secrétaire général du ministère de la Défense nationale. Le poste sensible de directeur du personnel est confié à Lahbib Khellil, ex sous lieutenant dans l'armée française, 3 ans auparavant… Ce groupe de « déserteurs », dont les plus actifs sont Larbi Belkheir, Khaled Nezzar, Mostepha Cheloufi, Benabbas Gheziel, Salim Saadi, Mohamed Touati et Mohamed Lamari, est dirigé par Abdelkader Chabou et Slimane Hoffman » (P135). Cela dit, tant que Boumediene était encore en vie, l'armée fut subordonnée à ses ordres. A sa mort en décembre 1978, la succession fut ouverte, mais pas dans le cadre conventionnel. Finalement, la désignation du nouveau président s'est faite en dehors du peuple. Et le choix fut porté sur le plus malléable des colonels, haut gradé et plus âgé, en l'occurrence Chadli Bendjedid. Et c'est à ce moment-là que l'ascension des DAF fut fulgurante. « Le général Khaled Nezzar, « déserteur » de l'armée française, est nommé chef d'état-major de l'armée en 1989, puis ministre de la défense en 1990 », écrit Abdelhamid Brahimi (page 139). Cependant, pour fermer cette parenthèse de quelques rappels historiques, il va de soi que le haut commandement de l'armée, et non pas une volonté de l'armée algérienne dans sa globalité, fut au centre de toutes les décisions engageant l'avenir politique de l'Algérie. Néanmoins, chacun est libre de croire ou pas au rôle prépondérant de l'armée dans la gestion des affaires du pays. Par ailleurs, à la question de la procureure fédérale Suisse de savoir comment le général a participé au Coup d'Etat, ce dernier nie catégoriquement avoir pris part. « J'étais parmi ceux qui prônaient l'arrêt du processus électoral, c'est vrai, ceci dans l'intérêt de mon pays, mais je n'ai rien à voir avec la démission de Chadli Bendjedid », argue le général Nezzar. Cependant, bien qu'une partie du peuple algérien puisse croire à de telles allégations, il n'en reste pas moins que son statut et sa volonté d'arrêter les élections firent du général un acteur décisif au moment de déposer le Président Chadli. Et qu'il en déplaise aux éradicateurs, l'arrêt du processus électoral ne peut être assimilé qu'à un coup d'Etat. Et une fois le président déposé, il s'en est suivie une campagne répressive contre les militants et les sympathisants du FIS. Cette politique s'est traduite, sur le terrain, par l'ouverture des camps d'internement dans le sud algérien. Et c'est justement ces méthodes qui rattrapent les dirigeants algériens, dont le général Nezzar en tête d'affiche. Toutefois, bien qu'il soit injuste d'occulter les actes d'une frange du FIS, la gestion purement sécuritaire du conflit a donné lieu à des dépassements tous azimuts. Contre toute attente, et perdant surement la raison, le général Nezzar assimile Hocine Ait Ahmed, chef historique de la révolution algérienne, à un simple terroriste. Quand ça vient de si bas, ça ne peut pas atteindre le plafond, pourrait-on dire. En tout cas, quelle bassesse, doit-on dire. En effet, comment peut-il réduire le rôle d'Ait Ahmed, qui a consacré sa vie pour l'instauration de la démocratie en Algérie, à un simple exécuteur d'acte de carnage en Algérie ? Pour Hacen Ouali, journaliste d'El Watan, il s'agit plutôt d'une « Accusation grotesque ou ce général a-t-il simplement perdu tous ses moyens lors de son audition ? ». Il y a de tout ça. Mais il y a aussi la rancune de la part du général. En effet, le général Nezzar n'est pas prêt d'oublier le témoignage d'Ait Ahmed en 2002, à Paris, lors du procès l'opposant à Habib Saouadia, auteur du livre, rappelons-nous, intitulé « La sale guerre ». Le jour du procès, Ait Ahmed regarda Nezzar dans les yeux et lui dit : « M. Khaled Nezzar, vous avez fait un coup d'Etat ! La façon dont tout ça s'est déroulé, c'était un vrai coup d'Etat. Et c'était une catastrophe… Nous nous sommes vus avant l'interruption du processus électoral et je vous ai conseillé de le poursuivre, ce que vous m'aviez promis en me donnant votre parole. » Ce que le général Nezzar ne nia pas lors du procès. Mais il ajouta : « mais entre nous il y a un écart… » Ce à quoi Ait Ahmed répliqua en disant que l'écart les séparant était celui d' « un fleuve de sang ». Pendant cette décennie, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il y avait énormément de sang qui a coulé pour rien. Cependant, si on se limitait juste aux conséquences tragiques de cette guerre civile, on dirait que la gestion du coup d'Etat était catastrophique. En effet, en moins de dix ans, 200000 Algériens perdirent leur vie. Sur le plan économique, l'Algérie a connu une régression vertigineuse. En effet, le produit intérieur brut (PIB) par tête d'habitant est passé de 2500 dollars en 1990 à 1376 dollars en 1997. En revanche, selon Abelhamid Brahimi, « Les dépenses militaires ont considérablement augmenté au cours de la décennie rouge. Ces dépenses sont accrues de 45% en 1994 et de 144% en 1995 pour atteindre 2 milliards en 1996. En 1998, ces dépenses ont augmenté de 100% » (p282). Quant au chômage, le constat de l'ancien premier ministre, sous Chadli, est accablant : « Le chômage, en augmentation constante, a dépassé le cap des 40% depuis 1997 et atteint 50%, voire davantage dans beaucoup de régions du pays… le nombre des chômeurs est passé de 1300000 en 1992 à plus de 3500000 en 1998 » (p282). Or, en Algérie, qui dit augmentation des dépenses dit augmentation de la dette extérieure. En 1998, la dette fut de l'ordre de 34 milliards de dollars, alors qu'il avait été de l'ordre de 26 milliards de dollars en 1992. En fin, pour résumer l'évolution politique pendant cette décennie, Abdelhamid Brahimi constate : « Il convient de rappeler à cet égard qu'entre 1992 et 2000, l'Algérie a eu 4 chefs d'Etat, 6 premiers ministres et des centaines de ministres, tandis que les 4 généraux impliqués dans le cour d'Etat de 1992 sont toujours à leurs postes respectifs au cours de cette période » (p142). En guise de conclusion, on peut dire que le mal de l'Algérie précédait de loin l'annulation des élections législatives de décembre 1991-janvier 1992. Le verrouillage du champ politique a indubitablement permis le développement de courants radicaux en Algérie. Sans avoir la moindre sympathie pour ces courants extrémistes, il convient de signaler que leur avènement fut dû à la gabegie du régime en place depuis 1962. Ceci dit, bien que le général Nezzar nie tout en bloc, les conséquences de la crise témoignent de la gestion catastrophique des affaires du pays. Lectures: 17