Les priorités politiques du nouvel homme fort de Tunisie Le monde 28 octobre, 2011 Agé de 60 ans, Rached Ghannouchi, de vrai nom Rached Kheriji, qui fut étudiant à la Sorbonne en France, a cofondé au début des années 1980 le Mouvement de la tendance islamique (MIT) qui prendra plus tard le nom d'Ennahda (”renaissance”). Condamné à la prison à perpétuité, il s'exile d'abord à Alger, avant de s'installer en 1991 dans la banlieue de Londres. Le 30 janvier 2011, il est revenu en Tunisie. Son parti a remporté les premières élections libres de Tunisie. Le Monde l'a rencontré à Tunis quelques heures avant l'annonce des résultats définitifs, jeudi 27 octobre. Vous avez été absent pendant vingt-deux ans de Tunis. A quoi attribuez-vous le succès d'Ennahda aux élections de l'Assemblée constituante ? C'est le résultat naturel de la résistance de nos militants et aussi le fruit de la fidélité du peuple tunisien. Ben Ali a échoué à détruire la mémoire des Tunisiens. Cela prouve que, malgré notre absence qui a duré vingt-quatre ans et malgré la machine médiatique et policière qui a essayé de nous anéantir, la volonté populaire est plus forte. Vous insistez sur la question identitaire, arabo-musulmane, tandis que le secrétaire général du parti, M. Jebali, déclare que les minorités chrétiennes et juives trouveront toute leur place en Tunisie. Y a-t-il un partage des rôles entre vous ? Il n'y a pas de contradiction. La diversité religieuse n'est pas nouvelle dans le monde musulman où se trouvent les lieux de culte les plus anciens. La synagogue de Djerba a plus de 3000 ans, et certaines religions n'existent qu'en Irak, par exemple. Dans l'histoire des musulmans, nous avons connu des guerres politiques, pas de religion. Le bureau de liaison avec Israël, à Tunis, restera-t-il fermé ? Ce sera au gouvernement de décider. Mais nous sommes contre toute normalisation des relations avec Israël car c'est un Etat d'occupation qui n'a même pas pu trouver un accord avec l'OLP [Organisation de libération de la Palestine], les plus modérés, ni avec Arafat, ni avec Abou Mazen. Vous voulez une coalition la plus large possible pour gouverner, mais existe-t-il cependant des partis, laïcs, avec lesquels vous ne voulez pas vous associer, des lignes rouges, pour vous, de désaccord ? Nous sommes prêts à une coalition avec tous les partis qui ont été dans l'opposition à Ben Ali, peu importe leur idéologie. Nous pouvons discuter de tout. Mais nous excluons Hachemi Hamdi parce qu'il a été un allié de la dictature. Réformerez-vous le code du statut personnel qui protège les femmes tunisiennes ? Non, nous n'y toucherons pas. Nous pourrions même consolider les acquis de la femme, par exemple sur l'inégalité des salaires, ou sur la création de crèches sur le lieu de travail. Il y a aussi beaucoup de harcèlement sexuel. Nous voulons nous occuper de cela. Quelles sont vos priorités en matière d'éducation ? La priorité, aujourd'hui, ce ne sont pas les questions culturelles, qui prennent beaucoup de temps, mais les questions économiques et sociales. Nous n'avons qu'un an devant nous avant d'être de nouveau devant les urnes, et alors les Tunisiens nous demanderont des comptes. Nous voulons nous concentrer sur les questions qui ont un impact immédiat sur les citoyens comme la sécurité, le développement, assurer la stabilité, réformer la justice, et poursuivre les affaires de corruption en y mettant fin sous toutes ses formes. Comment allez-vous gérer votre base, qui est parfois plus radicale et composer avec les salafistes ? Il n'y a aucune preuve que la base d'Ennahda soit plus radicale que la direction. Si c'était le cas, cela se serait vu: la direction aurait changé lors des congrès. Cette accusation vient de nos adversaires politiques qui ont aussi utilisé, durant la campagne électorale, l'argument du double langage sans la moindre preuve. S'agissant des salafistes, ils sont là. Nous avons quelques débats avec eux afin qu'ils changent leur vision de l'islam, comme le fait de dire que la démocratie est “haram” [interdite] ou “kafir” [mécréante]. Beaucoup d'entre eux n'ont pas voté. Nous, nous pensons qu'il n'y a aucune contradiction entre l'islam et la démocratie, l'islam et la modernité, l'islam et l'égalité des sexes. Les salafistes ont le droit d'avoir leur opinion. Même si elle n'est pas bonne, l'Etat n'a pas à s'en mêler, sauf s'ils commettent des violences. Au lendemain du scrutin, vos partisans chantaient “république islamique” devant votre siège. Est-ce votre but, établir une république islamique ? Nous sommes déjà selon l'article1 de l'actuelle Constitution un état musulman dont la religion est l'islam. Nous n'avons pas besoin de l'importer. Cet article fait aujourd'hui consensus dans tous les partis, nous ne voulons rien ajouter, rien retrancher. Tous les Tunisiens s'accordent sur leur identité arabo-musulmane. Vous citez souvent le modèle turc de l'AKP [Parti pour la justice et le développement], mais la Turquie dispose de solides contre-pouvoirs avec l'armée notamment… Il y a dix minutes, Recep Tayipp Erdogan m'a appelé pour me féliciter. Ici, tous les partis ne seront pas au gouvernement, il y aura aussi une opposition. Mais nous nous dirigeons vers un consensus de toutes les forces nationales afin de réussir cette nouvelle étape en Tunisie. Qu'y a-t-il de religieux dans votre programme et, demain, dans votre gouvernance ? Ce sont les valeurs islamiques basées sur l'égalité, la fraternité, la confiance et l'honnêteté. Ces valeurs-là sont l'essence de la charia et celle-ci n'a jamais quitté la Tunisie. La loi tunisienne en est en grande partie inspirée, surtout le code civil et le code du statut personnel. Même la partie importée de France, Napoléon l'a empruntée à la jurisprudence malékite… Le ministre des affaires étrangères Alain Juppé a déclaré que les aides de la France seraient conditionnées à la question des droits de l'homme. Comment réagissez-vous ? Nous n'avons pas besoin d'une telle parole pour respecter les droits de l'homme. Cela fait partie de nos valeurs et de notre religion, et les Tunisiens n'acceptent pas les aides conditionnées. Dans les accords entre Ben Ali et l'Union européenne figurait le respect des droits de l'homme, mais l'Europe a fermé les yeux. Nous souhaitons qu'elle les garde désormais bien ouverts… Quel sera le rôle du nouveau président de la République ? L'Assemblée constituante le désignera, il aura des pouvoirs importants, mais symboliques, comme ceux de l'actuel, Fouad Mebazaa. C'est un sujet de discussion avec nos partenaires. Vous avez déclaré que vous ne briguiez aucun poste. Comment envisagez-vous votre rôle ? Je me trouve beaucoup mieux dans l'univers de la pensée que dans celui de la politique. Ce qui m'intéresse, c'est de voir la Tunisie développer une démocratie qui marie l'islam et la modernité. Je serai très heureux quand je verrai cela. Je suis vice-président de l'organisation mondiale des savants musulmans, et s'il ne me reste plus à rien à faire en Tunisie, le monde musulman est vaste… Propos recueillis par Isabelle Mandraud