Le Rocher de Constantine : A droite, le quartier Souika isolé entre la rue Nationale et le pont de SidiRached Source : Vue d'avion prise par mon frère Abdelaziz Badjadja Constantine, octobre 1950, 8:00 du matin : J'avais cinq ans. Mon père me dépose devant l'entrée de la Médersa Ettarbia oua Ettaâlim El Islamia (1), située rue Alexis Lambert, aujourd'hui rue Cheikh Abdelhamid Benbadis. Le nom du Cheikh ne m'était pas inconnu, en fait ce fut le premier nom, en dehors du cercle familial, dont j'entendais parler dès l'âge de deux ou trois ans : « Benbadis a dit ceci, Cheikh Abdelhamid a dit cela ». Les cours à la Médersa : Coran, lecture, vocabulaire, conjugaison, orthographe, calcul, puis histoire, géographie, soit un enseignement complet, avec même un cours de français pour ceux qui ne fréquentaient pas l'école française. Je ne me souviens pas du nom du directeur de la Médersa en 1950, seulement de sa tenue vestimentaire traditionnelle. Par contre, je me rappelle du nom de son remplaçant : Cheikh Sadek Hamani, qui lui portait un costume moderne, tête nue, et qui nous impressionnait quelque peu parce qu'on disait de lui qu'il parlait très bien le Français ! Je me souviens aussi de ma première institutrice : Lalla Houria, une dame vêtue à l'européenne, sans voile, et qui venait parfois dans notre maison « Dar el Kallal » 4 rue Sidi Affane, pour y rencontrer nos voisins, la famille Moulay dont le père avait été enseignant lui aussi à la même médersa. Ma famille se moquait de me voir resté caché dans notre chambre en attendant le départ de Lalla Houria. Je parlerai plus loin d'un autre instituteur, le terrible Cheikh Salah Boudraâ, qui rejoindra le maquis dès les débuts de la Révolution armée, où il tombera au champ d'honneur en 1961 au côté de Messaoud Boudjeriou, dit « Messaoud El Kassentini », chef de l'ALN de la région de Constantine. Chaque matin, j'allais à « El Jemaïa » avec plaisir, tant je me sentais comme dans un environnement familier. Quelques camarades de classe de cette époque : Salim Makhloufi, un garçon discret de grande politesse, qui fera carrière comme chirugien au CHU de Constantine, Farouk Bellagha, quelque peu distant, ancien directeur de la RTA à Constantine, Hamza Benyamina, un grand garçon jovial, médecin, au moins un des Slougui dont j'ai oublié le prénom tellement ils sont nombreux, garçons et filles : médecins, économistes… Pourquoi l'appeler « El Jemaïa », pas la Médersa ? En fait, je ne le sus que plus tard…lorsque devenu archiviste j'appris que la Médersa Ettarbia oua Ettaâlim El Islamia, première médersa libre créée par Cheikh Abdelhamid en 1929, était aussi le siège de l'Association des Oulama Musulmans Algériens (« El Jemaïa ») créée elle en 1931 avec comme premier président Cheikh Benbadis. Dès ses débuts, et suivant la volonté du Cheikh Benbadis, les filles seront exemptées des cotisations demandées aux garçons (du moins les parents qui le peuvent) pour financer les activités de la nouvelle médersa laquelle ne bénéficiait pas de subventions de l'administration coloniale. Afin de contrecarrer le travail d'éducateur du Cheikh Abdelhamid Benbadis, l'administration coloniale encouragea la création en 1934 d'une nouvelle école libre «Es Salem » considérée comme rivale de la Médersa Ettarbia oua Ettaâlim El Islamia. La médersa «Es Salem » bénéficia de toute l'attention de l'administration coloniale, en particulier le versement de subventions conséquentes, et la désignation d'un inspecteur de police au sein du conseil d'administration. Cheikh Abdelhamid Benbadis fit de la Médersa le siège de l'Association « El Jemaïa », puis son propre domicile suite à une brouille avec sa famille qui aurait aimé le voir s'engager dans une brillante carrière de notable au service de l'administration coloniale. J'avais recueilli ce témoignage en 1985 je pense, auprès de Cheikh Khelil Belguechi, dit Si Zouaoui, ancien associé de Cheikh Benbadis dans l'Imprimerie musulmane algérienne, située aussi rue Alexis Lambert, où étaient imprimés les publications de l'Association des Oulama, et les tracts nationalistes : « Chaque soir, la famille Benbadis envoyait au Cheikh un couffin rempli de victuailles. Le Cheikh remettait au gardien de la Médersa le couffin en lui demandant de l'offrir aux étudiants internes, et en échange de lui ramener un peu de la galette et du petit lait qui leur servaient de repas du soir ». Constantine, octobre 1951, 8:00 du matin : J'avais six ans. Mon père me dépose devant ma nouvelle école : Ecole Arago, située au bout de Sidi Bou Annaba, frontière qui sépare notre quartier Souika de le rue nationale, « Tarik El Jadida », en fait une véritable frontière entre la ville musulmane et la ville européenne où quelques familles algériennes vivaient comme des émigrés en pays étranger. L'école Arago était bel et bien une école française, où le Français était la seule langue d'enseignement. Plus tard, en CM1 ou CM2, la langue arabe sera ajoutée au programme, mais en étant cantonnée au rang de folklore local à raison de deux heures par semaine. Quelques camarades de classe de cette époque : Salim Serradj, retraité de Sonelgaz, connu en première année, nous sommes toujours liés par une amitié qui remonte à 61 ans, il vient de séjourner un mois chez moi à Abu Dhabi avec son épouse. Parmi mes amis de toujours : Hamoudi Kadri, ancien directeur de centre FPA, Hamoudi Hachouf, expert-comptable, Rachid Aouragh, ancien directeur d'une usine de fabrication de biscuits et friandises, Cobiscor-Oran. Et aussi, Hocine Nia, Sciences Po. Paris, un grand farceur, aujourd'hui vice-président du RCD, Mohamed Larbi Grine, le premier de la classe, je ne pouvais qu'être deuxième face à lui, aujourd'hui retraité de Sonatrach, ancien député FLN de Bab el oued. Egalement : Nacer Djeghri, qui deviendra ingénieur docteur en chimie, Tahar Lecheheb, l'éternel séducteur avec un sourire ironique aux lèvres, médecin, Boudraâ, médecin aussi, Hamouda, ancien pilote Air Algérie, B.S. ancien chef de sûreté de wilaya et cadre dirigeant de la DGSN, Abdelhamid Bourayou, inspecteur des PTT… Je serais tenté de rajouter le nom d'un ami d'enfance de notre rue Sidi Affane : Zitouni, mais il nous avait précédé à l'école Arago parce que plus âgé que nous. Je voudrais tout de même évoquer son itinéraire exceptionnel. Après l'Indépendance, il poursuivit une formation de pilote de chasse, et participa aux deux guerres contre Israël. En juin 1967, une rumeur avait été répandue à Constantine affirmant que Zitouni avait foncé avec son avion sur la Knesset à Tel Aviv pour la faire exploser en se sacrifiant ! Quelques temps après, il me confiera en fait que son avion avait été touché par la chasse israélienne parce que manquant d'expérience. Il s'était alors éjecté pour tomber dans un champ au milieu des fellahs égyptiens qui croyaient dur comme fer que ce pilote tombant du ciel était un israélien, et de ce fait voulaient le pendre séance tenante. Ses tentatives d'explication qu'il était pilote algérien n'avaient fait que l'enfoncer tant son arabe était approximatif, et son teint peu arabe. Il eut du mal à les convaincre de le remettre aux autorités les plus proches, et c'est là qu'il eut la vie sauve. Par contre, lors de la guerre d'octobre 1973 à laquelle il avait participé aussi, il m'affirma que les pilotes algériens s'étaient très bien battus parce que plus aguerris. A tel point que la chasse israélienne fuyait les zones où opéraient les pilotes algériens qui avaient déjà acquis une solide réputation. Zitouni me confia que la chasse algérienne changeait chaque jour de piste de décollage, par mesure de sécurité, mais il avait remarqué bizarrement que chaque fois qu'ils quittaient un aéroport, la piste était aussitôt bombardée par les avions israéliens, et qu'ils avaient à chaque fois échappé de peu au déluge de feu sur les pistes. Parmi les enseignants de l'école Arago à l'époque : Mme Perreto CP1, Mr Lounissi CE1, Mr Boughaba CE2, Madame Anglade CM1, sa fille fera carrière au cinéma. Enfin, Mr Nait en CM2, avec lequel nous réussirons une année brillante, notre classe ayant été choisie comme classe pilote suivie régulièrement par un inspecteur. Au programme chaque matin avant d'entamer les cours : Une dictée et deux problèmes à résoudre. Résultat en fin d'année : 25 élèves sur 31 seront admis d'office en classe de sixième des collèges sans passer d'examen ! 1952-1953, photo de la classe CP2 : Je suis derrière Kadri qui tient l'ardoise. Parmi les anciens camarades de classe cités plus haut, 9 figurent sur cette photo. Et notre « El Jemaïa » ? Décalée en fin d'après-midi, de 18:00 à 20:00. Pourquoi ? Une fois de plus, je ne sus la réponse qu'en devenant archiviste. J'avais exhumé des archives de la wilaya de Constantine une circulaire datant de 1929, soit l'année de la création par Benbadis de la première médersa libre enseignant en langue arabe : la dite circulaire interdisait aux médersas libres de recevoir des élèves « indigènes » d'âge scolaire pendant les heures de fonctionnement des écoles françaises ! Je compris alors pourquoi ce changement d'horaire, et je compris aussi pourquoi en première année il y avait avec nous de grands dadais trois fois plus âgés que nous ! « Tu veux apprendre l'Arabe ? Ok, avant six ans ou après 14 ans ! ». Les Mozabites avaient leur propre médersa : « El Houda », créée en 1932 (2). Leur école était soumise aux mêmes contraintes, si bien que nos camarades mozabites, que nous retrouvions à l'école Arago, étaient obligés de se lever aux aurores pour suivre leurs cours d'Arabe de 6:00 à 7:30 du matin. Afin de rattraper quelque peu le volume horaire réduit avec ces nouvelles dispositions, nous allions à « El Jemaïa » chaque soir de 18:00 à 20:00, et le dimanche aussi de 8:00 à 11:00 du matin, les écoles françaises étant fermées ce jour-là. Ainsi, nous allions à l'école sept jours sur sept ! Mais quel plaisir ce fut pour nous de retrouver notre « El Jemaïa » le dimanche matin, dans la clarté du jour, et il faut dire aussi que nous apprécions fortement la récréation de 10:00 dont nous étions privés en cours de semaine. L'attrait de « El Jemaïa » était si fort qu'il n'était pas question pour nous de nous absenter quel qu'en soit le prétexte. La preuve ? Un jour en plein hiver, notre père avait laissé comme consigne à notre mère de nous interdire, ma sœur et moi, de nous rendre le soir à « El Jemaïa », tellement le froid était glacial, et la neige abondante. Nous avions reçu cette interdiction comme une punition intolérable. Aussi, avions-nous bravé l'interdiction du père pour retrouver notre « El Jemaïa ». De retour à la maison, nous fument accueillis par une tannée mémorable ! Ce ne fut pas la seule mais pour une autre raison : un jour, j'étais rentré à la maison avec de la boue jusqu'aux chevilles, en plein mois d'août ! Mon père ne se donna même la peine de poser de questions, le seul endroit où il y avait de la boue en été c'était au bord de l'oued Rhumel où nous allions nager… L'Histoire bien entendu figurait au programme des deux écoles. A « El Jemaïa », ce fut l'histoire de l'Algérie version nationaliste, et à l'école Arago on nous parlait des Gaulois, des Romains, pas de Massinissa, mais de Jugurtha, en le montrant enchainé dans une cage à fauves en route vers Rome ! La première fois de ma vie où je m'étais rendu au cinéma, le « Cirta » géré par Chentli un Musulman, ce fut avec notre médersa « El Jemaïa » pour voir un film égyptien : « Dhohour El Islam », l'Aube de l'Islam. A l'école Arago, ce fut des projections 16mm en classe avec Charlot au programme ! Souvenirs de cette période, « Un enfant raconte la guerre » (3) : 1953… Médersa Ettarbia oua Ettaâlim, Zenket Arbaine Chérif, 19h00, cours d'éducation islamique : - Bon, maintenant nous allons réviser certaines sourates du Coran…Un volontaire…Voyons, Badjadja passe au tableau… (Mais je ne suis pas du tout volontaire !) - Oui, sidi… Je suis effrayé, notre maître a une sacrée réputation de terreur au sein de la médersa. Un véritable volcan en éruption permanente. Il est le seul en mesure de calmer toute l'école si d'aventure nous prenait un vent de fronde. Il lui suffisait de frapper violemment du pied, et de hurler « la ferme tout le monde », pour qu'aussitôt un silence de mort fige sur place toute la médersa, aussi bien les élèves que les enseignants ! Et voilà que je suis convoqué au tableau…Dieu me protège ! - Allez, récite-nous le Coran à partir de la sourate du prophète « Nouh » (Noé)… -… (Je n'arrive pas à ouvrir la bouche) -… Alors, qu'est-ce que tu attends, « Leilet el Kadri » (La nuit du destin) ? -… - Badjadja, j'attends les sourates, on ne va pas y passer la soirée… (Les cours commencent à 18h00 et s'achèvent à 20h00; dans la journée nous sommes tenus par les lois coloniales de ne fréquenter que les écoles françaises…) -…Ah, je comprends, tu n'as pas révisé le Coran ! -… (Si, j'ai bien révisé les sourates, mais je n'arrive pas à ouvrir la bouche) - Je parie que tu ne peux même pas réciter la sourate « El Fatiha », la première sourate du Coran que l'on vous a enseignée en première année ! -… (Comment ? Je l'ai apprise voilà trois ans, mais aucun son ne sort de ma bouche, je suis totalement paralysé face à cette boule de nerfs) - J'attends au moins la sourate « El Fatiha »… -… (Rien ne passe) V'lan ! Un violent coup de poing me propulse sous les tables du premier rang, où je heurte les jambes des filles qui les occupent… Je n'ai gardé aucune rancune pour ce maître : Cheikh Salah Boudraâ rejoindra les rangs de la Révolution dès le début, et il tombera au champ d'honneur en 1961 au côté de Messaoud Boudjeriou. Il ne pouvait en être autrement pour ce nationaliste enragé, qui voulait même créer son propre maquis avant 1954 (selon le témoignage du moudjahid si Tayeb Laloui). Combien de téléspectateurs algériens et français savent que sa veuve est la grande actrice Chafia Boudraâ, l'inoubliable « Lla Aini » du feuilleton TV « L'incendie » adapté de l'œuvre de Mohamed Dib? Quant à la médersa Ettarbia oua Ettaâlim, elle sera fermée sur ordre de l'administration coloniale au début de l'année 1956. 1956… Zenket Sidi Affane, nous jouons devant notre maison « Dar el Kellal », lorsque nous voyons s'engouffrer dans notre rue un groupe de « roumis » ! Spectacle inhabituel. Un agent juif pour relever les compteurs d'électricité, oui de temps en temps, mais pas tout un groupe, armé en plus. Un géant déboule devant moi, un pistolet à la main… Des policiers en uniforme accompagnent les civils…Où vont-ils ?Un peu plus tard, nous les revoyons remonter la rue, les armes ne sont plus visibles…Ils tournent à gauche vers Bab el Djabia… Nous reprenons possession de notre quartier… Et à notre tour, nous dévalons la rue en direction du …local des Scouts Musulmans Algériens. Instinctivement, nous avions compris que les « roumis » en voulaient au local SMA, notre local situé sous le pont de Sidi Rached, et nous l'avons trouvé fermé…définitivement. Comme notre médersa « El Jemaïa »…Plus d'activités scoutes, plus de rencontres avec de mystérieux visiteurs, « les invités » qui nous parlaient de l'Algérie, de son histoire, de la politique, avant de terminer leur visite en participant à nos jeux et nos chants… Zenkat Sidi Affane : la première maison à droite, Dar El Kallal, ma maison natale Source : http://www.constantine-hier-aujourdhui.fr/LesImages/cartespostales/vieille_ville.htm Mai 1957, Souika, Ecole Arago, classe de CM2 avec Mr Nait… Notre instituteur, Mr Nait, nous prépare chaque matin à l'examen d'admission en sixième des collèges : deux exercices de math, suivis d'une dictée. La classe, composée de 31 élèves, travaille dur…Lorsqu'une forte explosion secoue toute l'école. Notre maître se précipite aux nouvelles…Il s'agit d'une grenade qui avait été lancée en plein milieu de la cour ! Heureusement, ce n'était pas la récréation de 10h00 ; par miracle aucun enfant ne s'était rendu aux toilettes à cet instant fatidique. A la sortie de l'école, tous les parents étaient là à nous attendre…Plus question d'école pendant une semaine, puis reprise des classes avec quelque inquiétude… – Abdelkrim BADJADJA Consultant en Archivistique http://badjadja.e-monsite.com/ http://badjadja.over-blog.com/