Ne soyez pas surpris si dans les semaines qui précédent les élections vous recevrez une convocation* de l'administration générale. La wilaya a été ou s'est autochargée de la mission de discuter avec les citoyens sur l'abstention ou de les persuader d'aller voter. Un vieillard raconte sa rencontre avec un cadre de sa wilaya qui l'a reçu courtoisement et installé confortablement dans un beau fauteuil. Le dialogue a commencé par une longue litanie de salamalec. - Merci ya cheikh d'être venu. - Comment ne pas venir mon fils ? Cela fait plus de trente ans que j'écris des demandes d'audience. Je suis heureux d'être enfin convoqué. En sortant d'ici j'égorgerai deux moutons que j'offrirai aux pauvres de mon quartier. Ils sont devenus nombreux malgré l'augmentation du SMIG. C'est à cause du grand désordre du marché et de l'inflation. Le bureaucrate est gêné aux entournures. Il n'avait pas prévu que la convocation serait prise pour la réponse à une énième demande d'audience de son interlocuteur. Il improvise : - Ya cheikh, nous sommes au service du citoyen. En attendant l'arrivée du responsable pouvons nous discuter un petit moment ? - Pourquoi pas ? Je suis venu pour être écouter mais cela ne me fera pas de mal de discuter avec un jeune cadre de notre administration. Le bureaucrate, toujours gêné, avance prudemment ses pions : - Ya cheikh, moi j'aime parler de mon pays qui a besoin de nous tous pour régler ses problèmes sans un fleuve de sang. L'Egypte, le Yémen, la Libye, la Syrie et la Tunisie aussi pouvaient évoluer pacifiquement mais ils ont choisi la mauvaise méthode. - Excusez moi, mon fils. Si nous parlons du pays nous dévierons sur la politique. Ce n'est ni l'endroit ni le moment. Ici c'est plein d'agents de sécurité. - N'ayez aucune crainte. Vous êtes mon invité ya cheikh. Dans mon bureau je discute avec mes invités sans protocole ni censure. Je disais donc que les Algériens sont passés par la violence, ils n'en veulent plus. La concertation, le dialogue, les élections sont un grand bien pour notre pays. - Crois moi, mon fils. Dans tous les pays qui ont été colonisés par l'Angleterre, l'Espagne, l'Italie, l'Amérique et la France, il n'y aura ni dialogue sérieux ni élections libres. Il n'y aura que le langage de la violence et de la contre violence avec des intermèdes d'observation. Les Africains, les Arabes et les Maghrébins n'ont aucune chance de sortir du totalitarisme sans bain de sang parce qu'ils ne sont pas encore réellement indépendants. - Ne voyez vous pas ya cheikh que nos dirigeants cherchent à atteindre un changement qualitatif mais progressif, en douceur ? - Je te donne mon point de vue mon fils. Tu le prendras comme tu voudras. Ce n'est que de la poudre aux yeux. Cela fait 32 ans que nous entendons les slogans qui retiennent ton attention: une vie meilleure, l'homme qu'il faut à la place qu'il faut, la promotion par le mérite etc. Aucun pays n'a régressé comme l'Algérie pendant ces 32 dernières années. Et c'est logique puisque les mêmes hommes qui parlent du changement on peur du changement. Ils sont au pouvoir et dans les cercles qui font le pouvoir. Ils sont déterminer de tout faire pour y rester et céder leurs places à leur progéniture. - Le changement n'est pas encore visible mais il existe à l'intérieur des institutions. -Mon fils vous n'avez pas vu ce que nous avons vu pendant les soixante dernières années. Le vrai changement doit commencer dans les mentalité. C'est difficile à comprendre mais les vrais ennemis des peuples arabes et africains sont leurs propres dirigeants. Nulle part un dictateur ne lâchera le pouvoir sans cadavres et destruction. Ils sont tous comme Bachar El Assad et Abdallah Saleh. Eux partiront peut-être mais pas avant de laisser derrière eux leurs enfants, leurs frères, leurs cousins, leurs neveux. C'est la malédiction dont souffrent notre continent et les pays arabes. - Ya cheikh, avec tout mon respect, vous semblez ne plus suivre l'actualité. Nos dirigeants ont bien retenu les leçons de 1988. Je vous donne pour preuve que depuis Janvier 2012 le monde arabe brûle. Ni l'Arabie saoudite ni le Koweït ni le Bahreïn ne sont en paix. Mais le peuple algérien se tient à l'écart. Il n'est pas contaminé. Il ne le sera pas. - Mon fils change d'angle de vue. Un fonctionnaire qui vit dans le confort ne regarde pas les choses de la même manière qu'un citoyen ordinaire. A quoi tu attribues tous les mouvements sociaux étouffés à coups de matraque et d'incarcération que l'ENTV ne montre jamais ? Pourquoi les journalistes de l'ENTV ne posent pas les questions qu'il faut aux ministres, aux walis, au maires, aux décideurs ? Le jour où nos gouvernants ouvriront les espaces de la libre expression au peuple l'Algerie pourra avancer sur le chemin du progrès et de la paix. - Ne soyez pas impatients ya cheikh. Les reformes donneront bientôt leurs fruits. Le vote du mois de mai est une étape très importante. Il apportera le printemps chez nous sans violence. Accomplissez votre devoir civique. Allez voter vous aiderez nos dirigeants dans leur mission d'épargner un bain de sang. Le vieillard étouffe un rire moqueur: - Pardonne moi mon fils. Ne trouves tu pas que des marionnettes qui applaudissent en contrepartie d'un salaire équivalent à 34 fois le salaire minimum garanti c'est immoral ? - Il font un gros travail que vous ne voyez pas. - C'est votre point de vue. Je vais peut-être vous choquer en vous disant que je pense le contraire. Un gouvernement qui achète les députés pour ne pas être contrôler et monopoliser le pouvoir à vie ne cherche pas la voie pacifique. Un gouvernement qui monopolise l'ENTV ne cherche pas la voie pacifique. Un gouvernement qui attend jusqu'à la dernière minute pour agréer des partis qui auront à peine deux mois devant eux pour se préparer à d »importants rendez-vous politiques comme les législatives; il ne cherche pas la voie pacifique. Nos dirigeants n'ont tiré aucune leçon des causes et des conséquences de la guerre civile de 1993. Le bureaucrate est effectivement sonné. Il bafouille : - Votez si vous désirez que la gouvernance s'améliore. Le vieillard rit discrètement en voyant le bureaucrate changer de couleur d'une minute à l'autre : - Pardonne-moi, fils… A quoi servent les députés ? Ce sont des criminels contre la nation que je ne cautionnerai jamais. Ils se servent du vote pour voler l'Etat . Je n'irai pas voter pour une horde de parasites. Le rôle du député est de contrôler les actes du gouvernement, ce n'est pas d'applaudir pour se remplir les poches quand la précarité déchire le pays. Le bureaucrate est excédé et n'arrive plus à le cacher : - Ya cheikh votre parti politique appelle t-il au boycott des élections ? - Qu'est-ce qui vous fait croire que je suis sympathisant, adhérent ou membre d'un parti politique mon fils ? - Votre langage aigri, contre révolutionnaire. - Je vais vous faire une confidence. Depuis 1992 j'attends avec impatience la naissance d'un parti qui défendra sincèrement les intérêts de la nation. Mohammed Boudiaf et Slimane Amirat sont morts au cours de la même semaine à cause de la sincérité de leur engagement. Il y en a des Amirat et des Boudiaf mais ils ne seront pas autorisés de créer un parti dans notre pays. Le pouvoir n'accorde son onction qu'aux pseudo politiciens qui font semblant de s'opposer et passent à la caisse. Ne pouvant plus supporter les répliques mordantes de son invité le bureaucrate met fin à la discussion : - Ya cheikh l'audience est terminée. Vous pouvez rentrer chez vous. - Quoi ? s'écrie le vieillard en brandissant sa canne dans un mouvement de moulinette. C'est pour me parler du vote que tu m'as convoqué ya ben el kelb*. Le bureaucrate esquive le coup en criant au secours. Les agents de sécurité qui montaient la garde dans le couloir pénètrent affolés à l'intérieur. Le vieillard est vite ceinturé mais il continue d'invectiver le bureaucrate. Pauvre vieillard qui avait cru naïvement que la convocation de la wilaya était la réponse tant espérée à ses dizaines de demandes d'audience ! Pauvre wilaya qui en est réduite à convoquer les citoyens de crainte d'un fort taux d'abstention aux élections du mois de mai 2012 ! Le pouvoir a fabriqué et financé des dizaines de clones du FLN usé et discrédité pour casser les partis représentatifs qui pouvaient mener pacifiquement le pays vers un changement progressif. Près de 24 ans après 1988 l'Algérie est toujours un volcan en ébullition. Mais les fanatiques du « Tout va bien » ne veulent pas regarder plus loin que leur ventre. HOCINE MAHDI Le 5 Mars 2012 *) Les messages électroniques sont l'un des moyens utilisés contre l'abstention. **) Fils de chien.