Sur l'immunité, la non-ingérence et la souveraineté Ahmed Selmane Mardi 31 Juillet 2012 In Lanation.info « BB.2011.140 ». C'est le nom du dossier judiciaire dans lequel le tribunal fédéral suisse a littéralement créé une « jurisprudence Khaled Nezzar » qui valide les poursuites judiciaires engagées contre l'ancien ministre de la défense. Aux yeux des juges, le général ne peut invoquer ni l'immunité, ni faire valoir une ingérence suisse qui serait attentatoire à la souveraineté de l'Algérie. C'est un arrêt de justice qui fera date. Il confirme avec des arguments implacables une évolution qualitative et irrésistible du droit international (qui suit toujours, avec plus ou moins de retard, la politique) contre laquelle il est futile de s'opposer. De passage en Suisse en octobre 2011 pour traiter, selon lui, son addiction au tabac, le général Khaled Nezzar avait été appréhendé et placé en garde à vue pendant près de deux jours à la suite d'une dénonciation de l'association suisse de lutte contre l'impunité, Trial, et de plaintes déposées par deux algériens installés en Suisse. Le général Nezzar avait été élargi après avoir pris l'engagement de participer à la procédure. L'instruction a été ensuite suspendue à la suite du recours de Khaled Nezzar qui la contestait au nom notamment de l'immunité liée à ses fonctions et au nom de la non-ingérence dans les affaires algériennes. Ce sont ces arguments que la décision du Tribunal fédéral suisse bat en brèche en confirmant de manière définitive la procédure judiciaire engagée contre le général Nezzar et ouvrant la voie à la tenue d'un procès. L'association Trial a qualifié « d'historique » une décision qui « offre des perspectives importantes pour la lutte contre l'impunité sur la base de la compétence universelle ... L'instruction va maintenant pouvoir se poursuivre, avec la possibilité pour les parties d'appeler de nouveaux témoins ». Le verrouillage interne crée la compétence externe Il n'est pas inutile de lire dans le détail les argumentaires des juges suisses pour mesurer à quel point les éléments d'appréciation évoluent. L'une des objections faites par les avocats de Khaled Nezzar est que le concerné n'a pas de lien étroit avec la Suisse pour justifier qu'une juridiction suisse engage des poursuites contre lui. Les juges admettent l'existence d'une condition du « lien étroit » mais ils tiennent compte de la vocation qu'a donnée le législateur à la justice en matière de répression de la violation des droits humains. Les juges suisses estiment qu'une interprétation trop «stricte » de cette notion reviendrait à « laisser décider l'auteur de l'infraction de la poursuite de celle-ci ». Et ce n'est ce qu'a « voulu le législateur en adaptant son droit national pour permettre à la Suisse de participer efficacement à l'effort international dans la répression de la violation des droits humains ». En conséquence, la présence en Suisse de Khaled Nezzar « lors de son interpellation par le MPC (ministère public) suffit ». Les voyages, même pour simple transit, deviennent ainsi risqués. La lecture de l'arrêt suisse montre aussi que le verrouillage juridique interne et l'impossibilité de lancer de poursuites consacrées par l'ordonnance no 06-01 du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale est un argument pour valider la compétence des juridictions externes. » Compte tenu de ces dispositions, il appert qu'aucune poursuite ne peut être entreprise aujourd'hui en Algérie contre les hauts responsables qui étaient en place lors des évènements à l'origine de la présente procédure: elles seraient illégales. Toute demande d'extradition de la part de l'Algérie concernant le recourant est donc impossible ». Souveraineté et utilisation de moyens légitimes Le tribunal fédéral a également examiné l'argument de la défense de Khaled Nezzar selon lequel la « Suisse se rend coupable d'ingérence dans les affaires intérieures algériennes et porte atteinte à la souveraineté de cette nation ». Les juges admettent que ce principe de non-ingérence est fondé et consacré par le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II). « Aucune disposition du présent Protocole ne sera invoquée en vue de porter atteinte à la souveraineté d'un Etat ou à la responsabilité du gouvernement de maintenir ou de rétablir l'ordre public dans l'Etat ou de défendre l'unité nationale et l'intégrité territoriale de l'Etat par tous les moyens légitimes (paragraphe 1) ». Mais constatent, les juges suisse, ce principe « n'est plus aussi évident ». D'abord parce du fait que « des normes internationales spéciales posent des exigences de démocratie – normes de plus en plus nombreuses –, la compétence des Etats auxquels elles sont opposables n'est plus nationale et une prise de position étrangère ne peut plus s'analyser comme une ingérence ». En outre, l'intervention d'un Etat est illicite lorsqu'il « utilise des moyens de contrainte, notamment la force, soit sous la forme directe (action militaire) soit sous une forme indirecte (soutien à des activités subversives à l'intérieur d'un autre Etat). Or, en l'espèce, aucun de ces cas de figure n'est réalisé ». Enfin, il souligne que selon le CICR, le Protocole serait vidé de son sens si l'on ne précisait pas que cette norme de souveraineté est conditionnée par le fait que « seuls des moyens légitimes » peuvent être utilisés. Les impératifs de la sécurité de l'Etat ne sauraient donc être invoqués pour justifier des violations des règles du Protocole II ». Ratification et implications Un Etat qui ratifie ce Protocole en accepte, selon les juges, « les termes dans le libre exercice de sa souveraineté. L'obligation de respecter les règles qu'il contient ne saurait, par conséquent, être ultérieurement considérée comme une atteinte à la souveraineté de l'Etat signataire, le champ d'action du gouvernement ne se trouvant limité que par des obligations qu'il a lui-même contractées. Les juges en concluent que l'invocation de la non-ingérence et de la souveraineté n'est pas fondée car l'Algérie « en ratifiant les Conventions précitées ainsi que le Protocole II, s'est elle-même soumise aux obligations qui en découlent et a ainsi librement consenti à voir ses ressortissants suspectés d'avoir commis des crimes de guerre poursuivis en dehors de ses frontières ». Dans le domaine de l'immunité liée aux fonctions de membre de HCE et de ministre de la défense, les juges se livrent à une longue analyse et posent la question de savoir si une telle immunité « couvre tous les actes commis pendant sa fonction et prévaut sur la nécessité de dégager les responsabilités éventuelles du recourant sur de prétendues violation graves des droits humains ». La réponse à cette question ne fait plus l'unanimité dans les courants de doctrines et de jurisprudence. Le tribunal fédéral prend en définitive position en notant que « l'interdiction des crimes graves contre l'humanité, notamment en cas de torture, a un caractère coutumier ». Il constate aussi que le législateur suisse partage cette approche et estime que les « Etats sont tenus de faire respecter cette interdiction indépendamment de l'existence de règles conventionnelles et de leur validité ». Aucune immunité Les juges suisses en arrivent à la conclusion qu'il « serait à la fois contradictoire et vain si, d'un côté, on affirmait vouloir lutter contre ces violations graves aux valeurs fondamentales de l'humanité, et, d'un autre côté, l'on admettait une interprétation large des règles de l'immunité fonctionnelle (ratione materiae) pouvant bénéficier aux anciens potentats ou officiels dont le résultat concret empêcherait, ab initio, toute ouverture d'enquête. S'il en était ainsi, il deviendrait difficile d'admettre qu'une conduite qui lèse les valeurs fondamentales de l'ordre juridique international puisse être protégée par des règles de ce même ordre juridique. Une telle situation serait paradoxale et la politique criminelle voulue par le législateur vouée à rester lettre morte dans la quasi-totalité des cas. Ce n'est pas ce qu'il a voulu. Il en découle qu'en l'espèce le recourant ne saurait se prévaloir d'aucune immunité ratione materiae ». Pour fastidieuse qu'elle puisse paraitre cette analyse synthétique permet de mettre en évidence la logique inexorable qui sous-tend le déploiement de l'ordre juridique international. La notion d'ingérence dans les affaires internes d'un pays souverain est battue en brèche au nom de la supériorité de la défense des victimes. Une décision à méditer De manière bien plus prévisible, la notion d'immunité inhérente à l'exercice de fonctions d'autorités est tellement relativisée qu'elle en devient une référence purement rhétorique. Pour enfoncer le clou, les juges helvétiques considèrent que l'impossibilité d'une action en justice en Algérie du fait des dispositions légales renforce la nécessité de la poursuite de la procédure suisse. Mais les juges suisses pouvaient ils statuer autrement ? La défense des droits de l'homme est depuis les années soixante-dix la thématique centrale des sociétés démocratiques dans la guerre idéologique contre les systèmes autoritaires. La chute de l'Union Soviétique, mais aussi la modernisation sociopolitique en cours de la Chine, ont consacré la primauté des libertés publiques et privées sur toute autre considération. Si c'est au nom de la protection de ces libertés que l'Occident justifie ses aventures et qu'il structure son nouveau discours « civilisateur », il n'en demeure pas moins qu'elles constituent un axe indiscutable et fondateur du nouvel ordre mondial. A cet égard, la « jurisprudence Nezzar » mérite d'être méditée. Il appartient à tous d'en tirer les enseignements.