A trop vouloir réfuter la "vision occidentale" du monde, on tombe dans les mensonges les plus éhontés. Une critique des méthodes du fameux reporter Robert Fisk par le plus célèbre des dissidents syriens. 20.09.2012 | Yassine Al-Haj Saleh* | Al-Hayat Robert Fisk, 66 ans, est un grand reporter britannique spécialiste du Moyen-Orient. Fisk a commencé sa carrière auSunday Expresspuis au Times,qu'il a dû quitter après le rachat du quotidien par Rupert Murdoch. Depuis 1989, Robert Fisk publie ses reportages dansThe Independent. Lauréat de 24 prix, il est le journaliste le plus récompensé au monde, et l'un des rares à avoir interviewé Oussama Ben Laden à trois reprises. De nombreux intellectuels lui reprochent toutefois son manque de rigueur et la liberté qu'il prend souvent avec la réalité. Robert Fisk, en compagnie de troupes fidèles au régime de Damas, s'est rendu dans le village de Daraya [près de Damas] le jour où 245 de ses habitants y ont été tués [24 août]. C'est en tout cas le chiffre avancé par Fisk lui-même, alors qu'en réalité le nombre de morts s'élève à près de 500. Qui les a tués ? "Les rebelles", dit Fisk. Ceux-ci, dans son article, nous sont présentés comme des tireurs embusqués, bombardant au mortier la base militaire des soldats qui allaient l'accompagner lors de son périple, ouvrant le feu sur le véhicule blindé dans lequel il se trouvait avec un officier de l'armée régulière. La seule chose que Robert Fisk impute à l'armée régulière, outre le fait qu'elle a été contrainte de prendre d'assaut le village après l'échec d'un échange de prisonniers (dont personne en dehors de lui n'a jamais entendu parler), c'est que ses soldats prenaient un bain de soleil dans le plus simple appareil.Quelques jours plus tard, le reporter qui, semble-t-il, réside à Damas, a écrit un article si éhonté que The Independent, le quotidien britannique dans lequel il publie, a dérogé à la règle en ne laissant pas aux internautes la possibilité de le commenter. Cet article relate sa visite d'une prison, probablement dans l'une des antennes des renseignements intérieurs. Il y a rencontré quatre prisonniers, accusés d'avoir commis un attentat à l'explosif à Damas en mars dernier. L'entretien a lieu dans le bureau de l'officier. Ce que lui disent les prisonniers apporte de l'eau au moulin du pouvoir de Damas : qu'ils sont salafistes, qu'il y a des combattants étrangers parmi eux (l'un des quatre est français d'origine algérienne, un autre est turc), qu'il y en a qui ont reçu un entraînement auprès des talibans en Afghanistan, qu'ils ne sont pas tous des combattants mais comptent aussi des voleurs, des assassins et des violeurs. En plus de ces informations, qui caressent le renseignement intérieur syrien dans le sens du poil, Fisk rapporte ceci : l'officier a obtempéré à sa demande de quitter son bureau pendant l'entretien. Mieux encore, quand l'officier lui a ensuite demandé de lui communiquer les informations obtenues des prisonniers, il s'est heurté à la force de caractère de notre reporter britannique et a dû renoncer.Puis il y a ce prisonnier dont Fisk rapporte qu'il a reçu la visite de son père, de sa mère et de sa sœur. D'après tout ce que l'on sait du sort réservé à ceux qui entrent dans une prison syrienne, notamment s'ils sont islamistes, on ne peut évidemment pas en croire un mot. A moins que tout cela ait été une mise en scène spécialement destinée à tromper la bonne conscience de Fisk. Résultat : une couverture de la crise syrienne digne d'Al-Dounia – cette chaîne dont Fisk est allé jusqu'à dire qu'elle n'était pas prorégime. [Il s'agit d'une chaîne syrienne formellement privée, mais qui n'en est pas moins asservie au régime.] Fisk dans le rôle du dissident Pourquoi fait-il tout cela ? Il y a peut-être des raisons qui nous échappent, mais tenons-nous en à ce que nous savons. Fisk joue le rôle de dissident face aux instances politiques et médiatiques occidentales. Il aime tourner en ridicule David Cameron et William Hague, se moquer de Barack Obama et de Hillary Clinton, dénigrer Angela Merkel... et mettre en doute les informations données par les médias occidentaux. L'égoïsme des puissances occidentales, les mensonges de la presse occidentale et son manque d'indépendance... [voilà ses thèmes de prédilection]. Le principal moteur pour Fisk est l'identité qu'il s'est construite, qui repose sur sa différence, sa place à part dans l'univers médiatique.Certes, lui qui connaît le Moyen-Orient depuis quarante ans n'est pas assez naïf pour croire ce que racontent les médias syriens et consorts, mais la critique qu'il peut en faire éclipse sa vision du monde. Faire mentir la vision occidentale du monde, cela a une valeur absolue pour lui, tandis qu'il est secondaire d'exprimer ne serait-ce que des réserves quant à la vision qu'en donne Assad. Qu'est-ce que Fisk, ce faisant, jette par-dessus bord ? Tout ce qui est important, tout ce qui est porteur de renouveau.Il convient à Fisk, pas moins occidentalo-centré que les néoconservateurs américains les plus débridés, que la révolution apparaisse comme le résultat d'une conspiration occidentale. Ce qui arrange parfaitement le régime syrien. Fisk jette également par-dessus bord les informations données par un vaste réseau de gens qui se sont improvisés journalistes afin de couvrir leur propre réalité, souvent faite de passages en prison et de séances de torture comme personne n'en souhaite à notre reporter.Tout à son obstination à s'opposer à la vision dominante en Occident, Fisk est en réalité totalement occidentalo-centré. Non seulement il omet de donner la parole aux acteurs de la révolution, mais il en arrive même à promouvoir la propagande du régime. Cet aveuglement peut-il s'expliquer uniquement par des raisons idéologiques et politiques ? Rien de progressiste Fisk représente le revers de la médaille de ce qu'il critique dans la vision dominante en Occident. Car son analyse se limite aux facteurs confessionnels et à la géopolitique. Il note avec soin l'appartenance confessionnelle de tout ce qu'il croise sur son chemin : quartiers, cadavres, tombes, et les hommes et les femmes sont forcément, et avant tout, alaouites, sunnites, chrétiens... Ainsi, la Syrie apparaît comme un simple champ de bataille pour des conflits entre groupes confessionnels. Ces conflits apparaissent comme s'ils jaillissaient spontanément du fait confessionnel, comme s'ils lui étaient consubstantiels, sans lien avec les pratiques du pouvoir, la manière dont sont distribuées les richesses, les alliances régionales et internationales.L'idée ne lui vient même pas qu'il puisse exister quelque chose de positif en Syrie, un sentiment d'appartenance qui rassemble les Syriens. Voyons donc, quoi d'autre, demandent Barry Rubin, Robert Kaplan et leurs semblables [éminents représentants du courant néoconservateur américain] ? En quoi sa vision "géopolitique" diffère-t-elle de la vision néoconservatrice américaine ? Dans les deux cas, il y a Israël, l'Iran, la Turquie, le Liban et le Hezbollah. Il y a l'Amérique, l'Europe et la Russie. Il y a le pétrole, le programme nucléaire iranien et le terrorisme. En revanche, il n'y a à peu près pas de réalité sociale et politique propre à chacun des pays de la région, ni de spécificités historiques.Il n'y a rien de progressiste ou d'humaniste dans cette approche qui fait fi de la société, de l'économie, des habitants, de l'environnement, des classes sociales, de la politique, des partis, des changements sociaux et de l'Histoire, c'est-à-dire d'à peu près tout. Ce n'est pas un détail. Et ce n'est pas un hasard que cela soit le fait de Robert Fisk, journalisteembedded [embarqué] dans les chars de l'un des régimes les plus brutaux du monde, un régime qui tue son peuple. Visiter les bureaux de la Sécurité d'Etat pour en rapporter une histoire dont personne ne peut croire un mot, c'est ce qu'on peut faire de pire. Note :* Intellectuel et dissident syrien, vivant en Syrie dans la clandestinité.