Ahmed Selmane Mercredi 30 Janvier 2013 Que dirait Abdelhamid Mehri de l'actualité dangereuse dans laquelle se retrouve le pays ? Rien qu'il n'a déjà dit et redit. Il suffit de revisiter quelques textes pour découvrir que ses inlassables avertissements et mises en garde contre l'immobilisme, l'autoritarisme et l'exclusion sont d'une brûlante actualité. Dans l'actualité troublée et très troublante qui est celle de leur pays, de nombreux algériens constatent que ce qui relevait hier de « l'inimaginable » peut se révéler aujourd'hui parfaitement plausible, y compris la « reconfiguration » du territoire national. A la faveur de l'actuelle guerre au Sahel, on aura pu ainsi lire, y compris chez nous, des considérations éthérées sur la géographie de nos pays respectifs définie par les colonialistes qu'il ne faudrait donc pas « sacraliser ». Par glissements successifs, par le biais d'analyses orientées, on tente d'instiller dans les esprits une remise en cause des frontières sahariennes de l'Algérie, celles-là même qui ont couté quelques années de guerre de plus, des flots de sang, tant de sacrifices...Mais l'histoire se fait fort de le rappeler :hors la mort, il n'est rien d'irréversible et l'impensable n'existe que pour les esprits chétifs. On peut même, avec une grande insouciance, contribuer à préparer l'inconcevable et paver méthodiquement le chemin de l'enfer. Ainsi, l'attaque de Tiguentourine alimente-t-elle le moulin propagandiste sur notre espace désertique qui serait bien trop vaste pour être efficacement défendu. Par une insidieuse incrémentation argumentaire, nos « réalités » peuvent être modifiées tandis que les capacités d'anticipation et de projections du pays sont gravement affaiblies par un système grabataire. Il n'est pas inutile de rappeler ce qu'énoncait Karl Rove, l'ancien chef de cabinet de l'ignoble George W. Bush à propos de la « réalité » ou des «réalités ». A un journaliste qui s'enquerrait du réalisme de la politique bushienne, il avait donné une réponse qui exprime très clairement – même avec l'arrivée du plus présentable Barack « Drone » Obama – une conviction profonde au cœur de l'Empire : « Ce n'est plus de cette manière que le monde marche réellement. Nous sommes un empire à présent, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité, judicieusement, comme vous le souhaitez, nous agissons à nouveau et nous créons d'autres réalités nouvelles, que vous pouvez étudier également, et c'est ainsi que les choses se passent. Nous sommes les acteurs de l'histoire. (…) Et vous, vous tous, il ne vous reste qu'à étudier ce que nous faisons. ». On devrait méditer cet aveu de démiurge alors que l'on observe l'accélération des mouvements visant à changer notre « réalité », du Nouveau Grand Moyen-Orient (le Maghreb en fait partie) accouché par le « chaos créatif » cher à la très belliciste Condoleeza Rice. Ces recompositions stratégiques sont ouvertement mises en œuvre alors que le pays est immobilisé et ligoté par un système de gouvernance qui interdit les débats nécessaires et qui stérilise les meilleures compétences. L'Algérie baigne dans le moins-disant L'Algérie baigne dans une sorte de « moins disant » général où les meilleurs sont poussés à aller voir ailleurs et où les plus abjectes servilités sont généreusement branchées sur les pétrodollars de la rente. Que nous aurait dit Abdelhamid Mehri – Allah Yerahmou – devant l'état des lieux actuels ? Rien qu'il n'ait déjà dit sur un système de pouvoir sénescent dans des interventions publiques (interviews, conférences, mémorandums et lettres ouvertes) qu'il a persisté à faire malgré l'indigne entreprise de déconsidération de la vie politique et de l'intérêt pour la chose publique que le système mène inlassablement. Entre invectives et incitation à l'affairisme, à « frapper son coup » comme on dit dans le vulgaire métalangage des parvenus, le régime exprime le peu de cas qu'il fait de la Nation et de l'Etat. Mehri, en homme qui a vécu se sentait tenu de transmettre ce qu'il avait appris tout au long d'une carrière au service de l'Algérie et de son peuple. Et dans les nombreuses rencontres que les journalistes de la Nation ont eu le privilège d'avoir avec cet intellectuel de la Révolution Algérienne, revient une idée force qui fait étrangement écho – ou contrepoids – à l'arrogante tirade de Karl Rove : « Si tu ne veux pas être changé par les autres, il faut que tu changes par toi-même ». En clair, il nous appartient, à nous, de changer notre réalité pour nous adapter à un monde qui change tout en restant attachés aux valeurs fondatrices du combat national pour la Liberté. Et il n'est un secret pour personne – on l'a vilipendé, insulté, sommé de « se taire », à cause de cela – qu'il considérait que le système politique en place était le principal obstacle à une adaptation, indépendante, de l'Algérie à l'évolution du système-monde. Ce qui a fait la constante jeunesse d'Abdelhamid Mehri est cet esprit alerte et curieux, la conviction que la démocratie est une nécessité non seulement éthique, historique mais également un impératif de sécurité nationale. Et à contrario, la dictature et l'autoritarisme apparaissent pour ce qu'ils sont : de réelles menaces existentielles, des « alliés objectifs » de l'Empire pour reprendre une terminologie militante, peut-être désuète mais pertinente. Sur la brèche C'est également la force de ses convictions qui en faisait un révolutionnaire, au sens le plus libérateur du terme, à mille lieux de la mangeoire rentière et de ses répugnantes accointances. Il suffit d'aller au hasard de ces textes pour découvrir que Cheikh Abdelhamid était en permanence sur la brèche, vigilant et informé tout en assumant avec une immense modestie un devoir pédagogique de passeur d'idées et de valeurs. On peut relire, aujourd'hui, à la lumière des sinistres évolutions régionales, un texte daté de 2008 intitulé « Sollicitations douteuses » et découvrir qu'il n'a pas pris une seule ride. Ne nous privons pas du plaisir d'entendre la voix de Monsieur Mehri : « Il n'échappe pas aux observateurs avertis ni aux Algériens que l'Algérie est sollicitée avec insistance depuis des années pour adhérer ou au moins donner son aval à des projets qui influent, à moyen et long terme, sur sa politique extérieure, sa politique énergétique, sa sécurité et sa politique de défense. Ces projets visent à amener notre pays à établir des relations de plus en plus étroites avec l'OTAN, à «ouvrir» notre politique énergétique, à avaliser de manière indolore la version américaine de la paix au Moyen-Orient, à adhérer à l'Organisation de la Francophonie et, tout récemment, à l'Union pour la Méditerranée. (...). Ces projets divers se combinent et convergent vers un même objectif, programmé ou induit : détourner l'Algérie de sa vocation de développer une politique extérieure indépendante et enracinée dans sa propre expérience. Une expérience riche, profonde, et, parfois, douloureuse ». Quatre ans plus tôt, en 2004, dans un mémorandum adressé au Chef de l'Etat et à nous tous – c'est la technique éprouvée de Mehri que de mettre sur la place publique ses adresses au représentant formel du système -, il se demandait quel « gain » pouvait escompter l'Algérie d'une coopération avec l'Otan qui a contribué à la guerre coloniale et alors que rien «n'indique que sa nature et sa politique ont changé par rapport à ce qu'elles étaient dans le passé ». Et au fond, il connaissait la réponse : un régime non-démocratique est très gérable par le Centre. Il exprimait ainsi la conviction profonde que l'Algérie – comme les autres pays arabes – était affaiblie et menacée par un système qui se passe de l'adhésion des citoyens pour solliciter l'assentiment des puissances occidentales. Autrement dit, un régime contre son propre Etat. Cet auto-affaiblissement par l'archaïsme de système politique fondé sur l'exclusion et le refus d'un fonctionnement démocratique ouvre des voies royales au remodelage extérieur de nos réalités. Populations irrédentistes, régimes soumis Vu du « Centre », nos pays sont formés de populations irrédentistes gouvernées par des régimes soumis, que l'on peut mener à sa guise. En février 2011, Mehri était sidéré de l'indigence analytique du régime algérien à propos des changements en Tunisie et en Egypte. Le « grand » esprit bureaucratique avait décrété que ces transformations ne signifiaient rien pour l'Algérie. « Le régime en minimise l'importance et en nie les grandes significations politiques au prétexte que les manifestants, chez nous, n'ont formulé aucune revendication politique. L‘aspect le plus incongru de cette lecture et de cette analyse est qu'ils renvoient à l'image d'un médecin qui attendrait de ses malades qu'ils décident de la prescription d'un remède ! ». Pourtant, prévient Mehri, ce qui est commun entre l'Algérie, la Tunisie, l'Egypte « ne se limite pas à la vague tragique de recours aux suicides par le feu, il est encore plus profond et plus grave. Ce qui est commun est la nature même des régimes. ». La vision irrémédiablement bornée et l'action systématiquement inefficace du système, qui ne sont pas seulement dues à son incompétence générale, place le pays dans la dangereuse position de candidat aux changements de réalité selon Karl Rove. On le voit, le diagnostic du militant historique du mouvement national est plus actuel que jamais dans des circonstances sordides où le régime historiquement et biologiquement en fin de course ne parvient visiblement pas à se renouveler. Alors oui, n'en déplaise au système périmé de la rente et à ses courtisans discrédités, Abdelhamid Mehri est présent, éclairant la voie de ceux qui n'ont pas abdiqué et qui continuent de croire obstinément dans l'avenir de la Nation.