Confrontée à la dure réalité du quotidien, la majorité des Algériens n'a pas plus d'autre aspiration que celle de conditions de vie décentes, dans un système, quel qu'il soit, où règne la justice et la quiétude. L'algérien lambda, celui du bon sens, qui n'a été imprégné ni des postulats occidentaux, ni de ceux de l'intégrisme pur et dur, croit, à juste raison que l'islamisme, en tant que fondement de valeurs, est soluble dans la démocratie, comme la démocratie, en tant que modèle universel de droits et de libertés, est compatible avec nos aspirations à la dignité et à la justice, mais aussi à notre conception des valeurs et des tabous. L'islamisme politique éclairé et porteur d'éthique n'est pas synonyme d'obscurantisme, sauf pour ceux qui n'y voient que le tchador et les sévices corporels, de même que la démocratie n'est pas « kofr », sauf pour ceux qui pensent que ce n'est là que le moyen diabolique de légaliser l'homosexualité et la dépravation. Ces poncifs, utilisés par les uns et les autres, pour diaboliser l'une ou l'autre mouvance, sont plus que réducteurs. Ils font le jeu de ceux qui, pour garder le pouvoir qu'ils ont volé, n'ont pas intérêt à ce que l'un ou l'autre de ces deux projets de société les détrônent. Eux qui se disent de la mouvance « nationaliste », dirigeants d'une république démocratique et populaire, où l'islam est religion d'Etat, alors qu'ils ne sont que des acolytes d'une oligarchie, imposés par la force et la fraude, à la tête d'un régime qui n'a rien d'une république, si ce ne sont ses façades en trompe-l'œil, qui n'est ni démocratique, ni populaire, et dont l'islam n'est la religion d'Etat que pour leur permettre de tromper le peuple qu'ils oppriment, qu'ils volent et qu'ils tuent. L'engouement de nombreux algériens, depuis les années 80, pour l'islamisme politique, et pour l'instauration d'une république islamique, est né de ce besoin de vivre dans un système politique moralisé, débarrassé des despotes amoraux qui se sustentent du bien commun, et qui tirent leur légitimité d'une médiocratie systémique, érigée en mode de gouvernement. Une médiocratie qui phagocyte, tout naturellement, le mérite, et qui ne peut pas avoir, tout naturellement, d'autre effet que de mener le pays à la ruine. Je crois que la majorité des électeurs qui ont donné la victoire au FIS étaient surtout motivés par la volonté de se débarrasser de cette oligarchie corrompue qui avait confisqué le pouvoir et qui se vautrait dans une totale incapacité à gérer autre chose que ses propres privilèges. La société algérienne, laminée par trois décennies de ce pouvoir despotique, corrompu et bricoleur, avait perdu tous ses repères moraux. Celles du système, la corruption, la tyrannie, l'injustice, le trafic d'influence, le pillage du trésor public, la démagogie, la flagornerie, l'impunité, l'étalage outrancier des richesses mal acquises, la marginalisation des vraies compétences, la persécution des personnalités qui s'opposaient au régime, ou qui tentaient d'alerter l'opinion publique, avaient fini par déstabiliser la société algérienne dans ses tréfonds. La nature du régime transcendait la société de fond en comble. La cohésion de la nation ne tenait plus qu'à la présence de ses ressources naturelles. Seules les ressources hydrocarbures, qui ont permis au régime de nourrir la population et à lui assurer le minimum vital, ont empêché le pays d'exploser. Encore qu'il aurait été préférable que ces ressources n'existent pas. Puisque cela aurait nécessité l'émergence de vraies compétences, et d'une gestion rationnelle du pays. C'est à la faveur de cette crise profonde des valeurs, que le FIS est apparu. Les dirigeants de ce parti avaient compris que la moralisation de la société algérienne était devenue une aspiration ambiante de toute la société laissée pour compte, c'est à dire la majorité des Algériens. Les privilégiés du système qui rejoindront le FIS, lorsque celui-ci deviendra la première force du pays, ne le feront que par pur opportunisme, pour les mêmes raisons qu'ils avaient rallié le FLN, et que plus tard ils rallieront le RND. Le FIS, dont le discours, radical et populiste, faisait de la moralisation de la société et de la vie publique son principal cheval de bataille, et qui promettait de faire rendre gorge à tous ceux qui avaient pillé le trésor public, a suscité des espoirs immenses pour de nombreux algériens qui voyaient en lui la derniere chance d'une renaissance sociale et un moyen révolutionnaire de se débarrasser des dirigeants parasites qui avaient mené le pays tout entier au désastre. A mon avis, c'est ce discours révolutionnaire qui a mobilisé les foules en faveur du FIS, et non pas sa nature islamique intrinsèque. Quoique la majorité des Algériens, pétrie de valeurs musulmanes, et non islamiques, ne voyait aucune confrontation entre l'instauration de la chariaa et les libertés individuelles. Quoique! D'autres courants politiques, sans être alliés au régime, et qui même parfois, lui étaient hostiles, ne furent pas de cet avis, se sont opposés au FIS, parce qu'ils considéraient que l'islamisme politique était une menace pour les libertés, telles qu'ils les conçoivent, et pour les droits de l'homme. Tels qu'ils les conçoivent. Les tribuns du FIS ne firent rien pour les rassurer, bien au contraire, puisque des vendeurs de poulets, des tôliers et autres Savonarole, du haut de leurs minbars, avertissaient les algériens qu'ils devaient se préparer à changer leurs habitudes alimentaires et vestimentaires, et que bientôt des gibets seraient dressés sur les places publiques. Les courants dits démocrates, avant de se transformer en éradicateurs, répliquaient qu'il ne fallait pas choisir entre la peste et le choléra et tentèrent de s'imposer comme une troisième voie, sauf que leur discours n'avait pas prise sur une société qui ne comprenait pas leur démarche, ni leur tiédeur vis à vis d'un régime avec lequel ils avaient toujours composé. Il advint donc que le FIS fut élu, de façon massive, si l'on tient compte du taux par rapport aux autres partis en lice, mais de façon minime, si l'on tient compte des abstentions. Comme de bien entendu, le régime, qui avait chancelé le temps d'une hésitation, se ressaisit, fit battre le rappel de ses troupes, fit démissionner le chef de l'Etat qui parlait de cohabiter avec les islamistes, et se lança dans l'aventure qui allait coûter au peuple algérien des dizaines de milliers de morts, et un nombre incalculable d'estropiés, de torturés, de veuves, d'orphelins, de déplacés et de ruinés. Il arriva ce qui arriva. Les généraux interrompirent le processus électoral. Et en ce faisant, ils ouvrirent la boite de Pandore. Mais ils ouvrirent encore plus grands, pour eux, leurs clientèles et leurs parentèles, les coffres du trésor public. La suite est connue et dure jusqu'à aujourd'hui. L'expérience aidant, celle de la manipulation et du carnage de masse, et à la faveur d'une manne inespérée, tombée de la flambée du prix des hydrocarbures, l'oligarchie qui a totalement »domestiqué » la volonté populaire, et qui continue de déstructurer la société algérienne en profondeur, n'est pas prête de passer la main. Pourtant, les Algériens seront contraints, tôt ou tard, de recouvrer leur liberté de choix, s'ils ne veulent faire le deuil de leur nation. Parce que la situation est telle, que malgré tout l'argent du monde, et si rien n'est tenté pour instaurer une véritable démocratie, fondée sur les valeurs positives du Droit, de la justice et de bonne gouvernance, le pays explosera inéluctablement. Les millions de jeunes algériens qui tentent de quitter leur pays par tous les moyens, la misère grandissante de larges couches de la société, la prolifération de nombreux fléaux sociaux, dont la prostitution vivrière n'est pas la moindre, et la corruption érigée en valeur suprême, finiront par avoir raison du peu de cohésion nationale qui persiste malgré tout. Conscient que sa survie dépend de l'incapacité des Algériens à se ranger derrière une force organisée, le régime fera tout pour empêcher l'émergence de quelque force qui pourrait le remettre en cause. Il a réussi à neutraliser les deux seules qui auraient pu rallier les Algériens. Le FFS et le FIS. Le FFS, par un jeu de propagande particulièrement ravageur, a été ghettoïsé en Kabylie. Des centaines d'agents de subversion sont affectés à cette seule tâche de susciter et d'entretenir la haine entre les kabyles et leurs compatriotes des autres régions. De faire passer le FFS pour le parti des Kabyles, dans l'entendement des petites gens. Obnubilé par le penchant contestataire de la Kabylie, le régime a compris qu'il y va de son existence même, de ne pas permettre à l'esprit contestataire Kabyle de faire jonction avec le besoin de se revolter qui souffle dans les autres régions du pays. Et comme il se trouve que le FFS est le seul parti qui pourrait concrétiser cette alliance des algériens démocrates contre le régime, la question ne se posait plus. Il fallait le casser. L'enfermer dans la seule Kabylie. Le diviser en Kabylie même. Et semer la discorde jusque dans ses rangs. Tous les moyens furent mis en oeuvre. Avec les résultats qu'on connaît. Le FIS qui était l'autre force à avoir investi le champ politique, la seule qui aurait pu fédérer tous les algériens islamistes ou conservateurs opposés au régime, a subi le traitement que l'on sait. Mais le FIS, s'il a été laminé, n'a pas pour autant disparu, dans l'imaginaire des Algériens. Il pourrait renaître et s'imposer sur la scène politique, d'autant plus fort que la douloureuse expérience qui a été la sienne lui permettra de ne plus refaire les mêmes erreurs, de ne plus radicaliser son discours et son projet politique. Ni de permettre à des prédicateurs de massalates de faire irruption dans le debat politique. Mais le régime veille. Conscient de cette latence qui annonce un regain d'islamisme politique, il a désormais opté pour une démarche aussi ambivalente que machiavélique. Le régime s'est attelé à pratiquer, lui même, une politique d'islamisation des institutions, des mœurs et du climat social, tentant de déborder les islamistes sur leur propre programme, sauf que cette islamisation rampante reste tout à fait formelle, puisqu'il y a islamisation du discours et des postures, mais sans moralisation. il fait perpétrer, dans le même temps, pour discréditer le mouvement salafiste, des attentats particulièrement meurtriers par ses agents infiltrés au sein du GSPC, qu'il a fait rallier à la Qaida, dans une opération médiatique d'envergure. Et, toujours en même temps, il fait revendiquer le retour du FIS, ou la création d'un nouveau FIS, par les islamistes repentis les plus exécrés de la population, ceux qui ont tué de leurs mains et qui s'en vantent, comme Madani Mezrag, par exemple. Rien de tel pour braquer une population meurtrie par des années de carnage et de dévastation, contre un islamisme dont les « repentis » font aujourd'hui un étalage choquant d'un butin de guerre qu'ils ont arraché à la même population qui avait voté pour eux. Et pour bien compromettre ces « repentis », et notamment leurs émirs, le régime leur accorde des prêts bancaires faramineux et des facilités de toutes sortes, à ceux d'entre eux qui n'ont pas ramené de butin, en demandant, néanmoins, à la presse de service, de signaler à la population que ces émirs roulent sur l'or. En même temps, le régime continue d'appeler à la réconciliation, et répète à l'envi, que les portes de la rahma sont toujours ouvertes. Cette opération, menée de main de maître, et qui tend à montrer le régime sous le visage d'un Etat qui recherche le bien souverain et qui fait tout pour revivifier les valeurs islamiques, au moment où les islamistes salafistes continuent d'ignorer la main tendue en massacrant des Algériens tous les jours que Dieu fait, est une opération qui cherche à semer le doute au sein de la mouvance islamiste et à couper les militants de ce courant de leur base populaire, de la même manière que tout est fait pour couper le FFS de sa base populaire potentielle. Les diverses actions de subversion pour saper les syndicats autonomes obéissent à la même logique et recherchent les memes buts. Mais le régime a lui meme besoin d'une base populaire, malgré ses effets mortifères sur le devenir même de la nation. Le régime a besoin d'étoffer les partis fantoches qui encadrent la population. Même vidés de toute substance démocratique, voire même patriotique, et qui ne sont rien d'autre que des paravents du système, le FLN et le RCD ont besoin d'avoir des « militants » et des « idées ». Le régime a besoin de les étoffer autant par une adhésion militante accrue, que par ce qui pourrait sembler être de l'initiative politique. Une plus grande base pour en imposer aux autres, et des hommes politiques neufs, qui sont, en fait, des anciens aparatchiks recyclés en nouveaux hommes politiques et qui croient qu'il suffit de dire le contraire de ce qu'ils disaient hier, pour se refaire une virginité. C'est pour cela, que depuis quelque temps, un discours récurent et des tribunes à répétition nous apprennent doctement que si le changement est nécessaire, il ne peut venir, toutefois, que de l'intérieur du système. C'est on ne peut plus clair. Le système veut bien changer de costume, tant que cela n'affecte pas sa vraie nature, et donc les privilèges de sa caste, mais à la seule condition que les petites, et toutes formelles réformettes, et autres «Forces de propositions » ne soient impulsées que par lui, et par lui seul. C'est dans l'ordre des choses. Les barons du régime savent que tant qu'ils sont les plus forts, ce sont eux qui mèneront la danse, et ils savent qu'ils ne resteront les plus forts que s'ils restent seuls sur la place. Leur incompétence et leur malhonnêteté sont trop marquées, pour pouvoir se maintenir au pouvoir s'ils sont mis en compétition avec une autre force. Le seul moyen pour eux de rester au pouvoir, est de ne laisser personne le leur disputer. C'est aussi simple que ça. L'action politique, et meme syndicale, ne peut exister qu'à l'interieur du systeme. C'est le quid du parfait despote. Je ne prêterai pas au régime une vision d'ensemble qu'il n'a certainement pas. Les parvenus grossiers qui « gouvernent » l'Algérie, quelles que soient leur monstruosité et leur absence de scrupules, ne sont pas capables d'avoir une telle vision strategique, ni de coordonner une telle démarche. Mais ils ont le génie du mal, la ruse du prédateur, la peur salvatrice qui fait faire enjamber un mur de deux mètres à un voleur en fuite. La totale captation du pouvoir entre leurs mains, a entraîné, de facto, sur tous les mécanismes qui régulent les relations sociales et la chose politique, une sorte de dynamique machinale qui met naturellement en place les politiques de subversion qui leur sont salutaires, et qui nous sont mortifères. Une sorte de cours naturel des choses. Le seul moyen de mettre fin à cet effet est de casser la machine. Il devient, par conséquent, nécessaire et même vital, pour les deux forces potentielles qui peuvent rallier les Algériens derrière elles, de contracter une alliance. Les courants islamiste et démocrate n'ont plus d'autre choix que de s'unir face à l'ennemi commun de l'Algérie : le régime. Hocine Aït-Ahmed et Abdelhamid Mehri l'avaient bien compris, qui s'étaient opposés à l'interruption du processus électoral, en 1992, alors que leurs formations respectives étaient minoritaires face au FIS. Ils avaient compris que le pays tenait là, la chance de se débarrasser du régime et d'instaurer une phase reelement democratique en Algerie. Pour la premiere fois de son histoire. 16 ans et 200 000 morts plus tard, le fleuve detourné tend à retrouver son cours naturel. Il appartient desormais aux vrais démocrates des deux courants politiques majeurs, de faire front aux fossoyeurs de leur nation commune. Les programmes politiques et les projets de société de l'une et l'autre mouvance doivent être relégués, pour l'instant au second plan. Le seul objectif de cette union sacrée devra tendre à chasser le régime, Pour sauver l'Algérie. C'est une oeuvre de salut public. Car l'Algérie est en danger de mort. Si rien n'est entrepris pour empêcher le régime de mener inéluctablement le pays au désastre, le pays ira inéluctablement au désastre. Pour le reste, lorsque le pays sera libéré, il appartiendra au peuple, et au peuple seul, de choisir le système politique qui lui convient, et dans lequel il souhaite vivre. Et il aura toute latitude de changer de choix quand il le voudra, sans que personne ne devra s'imposer en tuteur de sa volonté. D,B