Si on posait la question à n'importe quel Algérien ou Algérienne qui ne fait pas partie de la caste mafieuse de savoir ce qu'il ou elle souhaiterait pour son pays, il ne fait aucun doute qu'il ou elle répondrait qu'il ou elle voudrait voir l'Algérie régie par un Etat de droit, que les magistrats y fassent leur travail de manière honorable et en toute indépendance, que notre économie soit performante et diversifiée, nos universités classées parmi les 100 premières universités dans le monde, que nos hôpitaux soient des lieux où les malades sont réellement soignés et non pas stockés en attendant qu'ils décèdent, etc., etc. Oui, tous les Algériens et Algériennes savent très bien ce qu'ils veulent pour leur pays. Mais le problème n'est pas là. Où est le problème, alors? Le problème est dans le passage du rêve individuel au projet collectif porté et mis en œuvre par toute une nation dans toute sa complexité et sa diversité. Et ça, ce n'est pas facile à mettre en œuvre. Car la nation est un être abstrait, ce n'est pas une entité qu'on peut convoquer devant le Tribunal de l'histoire pour lui demander de prendre ses responsabilités. C'est en agissant que la nation se construit mais pour agir, il faut que le processus soit d'abord amorcé. Il faut que l'inertie et la routine qui entraînent les dizaines de millions d'individus tels des somnambules qui n'ont pas conscience de ce qu'ils font soient vaincues, que les énergies soient mobilisées et détournées de leur cours habituel. Les hommes et les femmes signataires de l'Appel du 19 mars 2009 – que je salue pour leur patriotisme et leur engagement – avaient pris l'initiative de publier un manifeste politique dans lequel ils appelaient tous les patriotes sincères à dépasser leurs divisions et leurs querelles et à s'unir autour d'une plate-forme commune d'action. C'était un premier pas dans la bonne direction susceptible d'amorcer un processus qui mènerait à un changement radical pacifique et durable. Leur appel ne fut malheureusement pas suivi d'effet et les militants de l'opposition ne se sont pas bousculés au portillon afin de constituer un grand rassemblement capable d'affronter la caste mafieuse et ses moyens répressifs tentaculaires. Pourquoi ce manque d'empressement? Voilà une question qui attend une réponse et voilà une bonne raison de parler encore et encore. Car il n'est pas vrai que nous parlons trop. Bien au contraire : nous ne parlons pas assez. Et cela fait 50 ans que les Algériens et les Algériennes ne communiquent pas entre eux. Dans notre pays, le discours a toujours été à sens unique : du haut vers le bas. Depuis janvier 92, la situation a empiré, car la société est maintenant traversée par des fractures béantes et les gens verrouillent leurs portes blindées et mettent des barreaux métalliques à leurs fenêtres et leurs balcons, même lorsqu'ils habitent au 15ème étage. Le laïc considère l'islamiste barbu qui porte un qâmis comme un démon et l'islamiste considère le laïc qui prend une bière de temps à autre comme l'incarnation de Lucifer. La diabolisation de l'autre est devenue une seconde nature chez nous et la méfiance et la suspicion sont la règle dans tout groupe de l'opposition. Et c'est au niveau des élites – ces élites dont le peuple attend le salut – que le mal est le plus profond. Et avec tout ça, vous voudriez qu'on se taise. Et quel serait le résultat de ce silence? Avez-vous un plan pour passer à l'action? Exposez-le nous, nous sommes toutes ouïes. Excusez ma franchise, mais je crois bien que cette mise au point était nécessaire, car je pense qu'il ne sert à rien de demander aux autres de passer à l'action quand on ne sait pas soi-même ce qu'il faut faire. Nous parlons parce que nous ne savons pas encore comment amorcer le processus du changement. Si nous le savions, il y a longtemps que nous aurions cessé de parler et vous auriez vu sur le terrain une nouvelle opposition unie – comprenant des islamistes, des laïcs et des islamo-modernistes – parler d'une seule voix et lutter pied à pied contre la caste mafieuse afin de la déloger de son antre et la jeter dehors.