Coups, insultes mais aussi refus de soins et torture organisée. Les militants, manifestants et simples citoyens du sud du pays font face de plus en plus fréquemment à la violence, injustifiée, des forces de sécurité. Leur tort ? Demander un logement, un travail, dénoncer des injustices ou être au mauvais endroit, au mauvais moment. Mohamed, 30 ans, était dans le bus où il exerce comme receveur. Il est arrêté par plusieurs policiers et inculpé d'incitation à attroupement et agression par violence contre les forces de l'ordre. Lorsqu'il retrouve la liberté, il a des marques de coups sur tout le corps et son diabète s'est aggravé. Ce matin- là, des jeunes de Laghouat avaient organisé un sit-in devant le bureau de main-d'œuvre pour protester contre l'absence d'offres d'emploi. Pour empêcher les manifestants de bloquer l'entrée, les policiers finissent par arracher la porte du bureau de l'ANEM. S'en suit une série d'arrestations ciblées dans la ville. «Dès qu'on nous a arrêtés, les coups ont commencé», raconte un manifestant. «A l'entrée du commissariat, les policiers avaient fait deux lignes, nous étions obligés de passer au milieu, et à notre passage, ils nous frappaient les uns après les autres avec leurs matraques, leurs poings.» Les manifestants sont enfermés dans des cellules. Dix personnes dans la même pièce. Les gardiens jettent des seaux d'eau froide sur les manifestants. Ils sont ensuite frappés à nouveau. Les insultes pleuvent. Les gifles aussi. «Au commissariat, ils nous ont accusés d'être les marionnettes d'une main étrangère.» Manipulation Les forces de l'ordre tentent alors de convaincre les manifestants de se retourner contre Mohamed. «Ils ont demandé à tous les autres de témoigner contre moi, comme quoi j'incite les jeunes à manifester et que je suis soutenu par le Qatar. En échange de leur témoignage, les policiers leur ont promis de les libérer», révèle Mohamed. Adlène, 23 ans, a été arrêté le même jour. Il était devant la porte de sa maison. Des forces antiémeute l'ont embarqué dans une camionnette. Au commissariat, il a reçu tellement de coups sur la tête qu'il saigne. Les policiers finissent par convoquer un médecin au commissariat, en enfreignant la procédure. Ce dernier prescrit 6 points de suture. Mais toutes les ordonnances et les certificats médicaux seront confisqués. Pendant les 48 heures de garde à vue, les autorités refusent que Adlène obtienne de l'insuline pour traiter son diabète. «Comme nous refusions de signer les PV, ils nous ont frappés jusqu'à ce que nous signions.» Madani a perdu plus d'une dizaine de dents sous les coups. Sans insuline, il a fini par s'évanouir. Un autre homme a été arrêté avec eux. Il a été mis à l'écart et battu par trois policiers. Voyant que les coups ne suffisaient pas, les forces de l'ordre ont menotté et se sont mis à arracher la barbe du jeune chômeur à main nue. Le jeune homme, traumatisé, a quitté la ville. «Nous ne sommes que des chômeurs», s'indigne l'un d'eux. Dans la foulée de leur arrestation, tous les militants passent devant le juge, accusés d'attroupement. «Au procès, il y avait 4 accusés, pour 40 policiers blessés. Ces militants sont-ils comme Superman ?», plaisante un chômeur. Pas de preuves, mais les 4 accusés sont envoyés en prison, sans possibilité de passer par la pharmacie pour ceux qui sont blessés. Le directeur de la prison dira aux autres prisonniers de les mettre à l'écart. «Depuis 2003, c'est toujours comme ça, soupire un militant, qui a fini par faire un mois de prison. Parfois, c'est toutes les semaines. Il n'y a pas de justice ici !» Directives A Ghardaïa, en mars dernier, deux militants des droits de l'homme ont fini à l'hôpital. Sans prévenir, les brigades antiémeute ont chargé les manifestants qu'ils ont frappés avec leurs matraques et leur boucliers. Violemment battus, deux manifestants âgés d'une quarantaine d'années en auront pour 15 jours d'arrêt de travail. Un manifestant qui a perdu connaissance a été roué de coups de pied alors qu'il était à terre. Un autre, Belkacem, est gravement blessé à la tête. Il est emmené au commissariat où on refuse de le diriger vers l'hôpital. C'est uniquement lorsqu'il se met à vomir que les protestations des autres détenus pousseront les policiers à appeler un médecin. Ce dernier ausculte Belkacem et lui remet deux ordonnances. L'une pour un traitement, l'autre pour un scanner du crâne. Les deux ordonnances seront confisquées et détruites par les policiers. Belkacem et les autres militants resteront 36 heures au commissariat, sans nourriture, avant d'être transférés au tribunal. Malgré des années de militantisme, c'est la première fois que Belkacem est victime de telles violences. L'un des militants arrêtés l'affirme : «Je pense que les forces de l'ordre ont de nouvelles directives.» Etouffement Plus à l'est du pays, dans la wilaya d'El Oued, 17 personnes seront jugées la semaine prochaine pour une manifestation lors des coupures d'électricité l'été dernier. L'un des prévenus a été longuement battu par les gendarmes lors de son arrestation. Sur les réseaux sociaux, on voit une vidéo de lui le corps violacé par les coups. Le cas d'El Hachemi Boukhalfa est des plus alarmant. Un matin de janvier 2011, sans comprendre pourquoi, alors qu'il est assis devant la maison de son cousin pour assister aux funérailles de son oncle, huit personnes descendent de deux voitures banalisées. «Ils m'ont happé et mis de force dans la voiture», raconte cet habitant de Ouargla. El Hachemi est emmené dans la caserne militaire de la ville. Les coups commencent. Et ce n'est qu'un début. On l'accuse d'avoir tué trois militaires et caché une kalachnikov chez lui. On lui met un sac sur la tête, on verse de l'eau dessus. Il a l'impression d'étouffer. On le force à se déplacer à genoux pendant des heures. Déshabillé. Des hommes l'obligeront à manger des excréments. La torture a lieu la nuit. Au bout de trois jours, El Hachemi finit par admettre que l'arme est bien chez lui. «Je n'avais qu'une idée en tête. S'ils vont perquisitionner chez moi, ma famille saura au moins où je suis.» Fracture Les militaires convoquent la mère d'El Hachemi. «Elle avait 75 ans à l'époque.» Pendant ce temps, lui, reste enfermé. Le 4e jour de détention, l'homme est poussé d'un coup de pied dans les escaliers. Son corps roule sur les marches. Arrivé en bas, sa cheville est brisée. Pendant ses 9 jours de détention, aucun membre de la caserne ne viendra poser de question sur la légalité de son arrestation. «Il n'y a que le médecin de l'hôpital militaire qui a réagi, lorsqu'ils m'ont fracassé la cheville.» La jeune femme aurait lancé aux militaires : «Mais enfin, pourquoi êtes-vous allés si loin, c'est un civil !» Les raisons de sa détention ne sont pas claires. A la fin de l'année 2010, El Hachemi avait participé à plusieurs reprises à des manifestations contre le chômage. Mais pour le relâcher, ses ravisseurs ont exigé la promesse d'obtenir une 406. «Certains criminels sont prêts à tout», soupire-t-il. Le médecin lui a prescrit 12 jours d'immobilisation. El Hachemi a déposé une plainte à Alger. A Ouargla, les autorités ont refusé sa plainte. La justice le convoquera mais ce sera en qualité de «témoin». L'homme sait qu'il n'est pas le seul à avoir été torturé. Mais personne ne parle. «Je n'ai plus rien à perdre. Tout ce que je veux, c'est la justice. Si j'enfreins la loi, emmenez-moi en prison. Mais si d'autres enfreignent la loi, il faut les envoyer en prison aussi ! Regardez en France, même Sarkozy est convoqué par les juges !», ajoute-t-il. La caserne n'est qu'à quelques centaines de mètres de chez lui. El Hachemi a été menacé plusieurs fois. «Il m'arrive de croiser des hommes de la sécurité militaire près de la maison. Qu'est-ce que je peux faire ? Partir ? Mais où ?» Ses enfants sont traumatisés. «Ma fille crie dès qu'elle voit un policier.» Selon lui, dans la ville de Ouargla, les forces de sécurité utilisent la violence extrême pour faire taire les populations. «Les jeunes d'ici ne le supportent plus. Ils n'ont comme solution que de partir combattre au Mali !» Il a dit Daho Ould Kablia. Ministre de l'Intérieur Personnellement, je trouve que s'il y a excès, il provient de la part des manifestants et la plupart des blessés recensés lors des protestations sont des éléments de la police.» L'actu : Amnesty International dénonce les abus du DRS «Le Département du renseignement et de la sécurité (DRS) disposait toujours de vastes pouvoirs en matière d'arrestation et de détention», indique Amnesty International dans son rapport annuel publié hier. «Ses agents pouvaient notamment maintenir au secret des personnes soupçonnées d'actes de terrorisme, ce qui favorisait le recours à la torture et aux mauvais traitements», ajoute le rapport. Malgré la levée de l'état d'urgence, les autorités continuent «de harceler les défenseurs des droits humains, notamment en entamant des poursuites judiciaires contre eux», selon l'ONG. Yasmine Saïd