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Des clowns dans le cirque des Amar
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 21 - 09 - 2013

La baraka et la corruption font de l'Algérie un royaume mystérieux dans ce monde. Dans ce royaume, les Amar et les Saïd sont des vrais mystères.
Ces mystères ignorent que l'ONG Transparency International a classé l'Algérie parmi les pays les plus exposés à la corruption. Aux côtés de la Syrie, de l'Angola ou encore de la Libye. Entre la baraka et la corruption, la Sonatrach est devenue une vache soumise, qui se fait traire par Chakib et ses complices dans une étable administrativement pourrie. Une étable où Temmar, ses condisciples et les bouchers marseillais bradent sa viande avant même de l'égorger dans un abattoir clandestinement administré non loin d'El Mouradia.
Certains politiciens dans le château des Amar à Hydra ont la mémoire courte. Ils n'ont pas bien assimilé la leçon des années rouges. Ils noient le peuple dans la vieillesse. Ils s'attachent à la chaise du pouvoir comme une sangsue qui s'accroche au milieu de la gueule de cette vache et tètent son sang sous forme de privilèges et intérêts. Cette idée n'est pas de mon invention, je l'ai entendue des gens qui nous ont raconté.
Même dans cette situation, je ne perds pas espoir car mes meilleurs souvenirs cachent ces pensées cauchemardesques. Le parcours de Brooklyn Bridge à la Statue de Liberté était mon chemin préféré. Mes sept tours autour de la Kaâba me font oublier mes mille pas de folie sur la Grande Muraille de Chine. Mes promenades dans les jardins d'Erlangen ou d'Oslo refoulent mes haltes laconiques dans un espace vert, artificiellement maintenu, sous la chaleur atroce de Dubaï. Les veillées dans une oasis du M'zab me rappellent ma présence dans des fêtes de mariage dans le petit douar, sur la montagne de Cheikh Al Haddad à Béjaïa. Ce sont mes meilleurs souvenirs. Ces souvenirs cachent le cauchemar vécu dans la forêt de Theniat El-Had.
Je vais faire comme nos pères. Nos pères ont expérimenté le terrorisme français pendant la révolution, mais ils n'ont pas tout raconté. Ils ont appliqué le principe : «On ne raconte pas tout ce qu'on connaît».
Ce qui emplit mon cœur d'espoir, c'est de savoir que le peuple n'a pas fondamentalement changé son point de vue vis-à-vis des sauvageries du terrorisme politique, sous toutes ses formes, quand des politiciens barbus ou sans barbe lui racontent leurs visions floues. Ce qui m'aide dans ma vie, c'est de savoir que je ne suis pas seul à avoir expérimenté la mort dans un faux barrage. Les terroristes m'ont raconté des choses que j'ai connues avant même d'être piégé avec Abdelaziz chez eux. Je ne prétends pas que mon expérience est hors du commun. Mais après 20 ans, cette expérience mérite d'être racontée. Le lecteur ne peut pas comprendre le comportement d'Abdelaziz, sans parler du soutien moral de son copain Messaoud.
Messaoud est sain d'esprit, même si les autres pensent qu'il n'est pas un saint. Il ne triche pas. Il ne trompe pas. Il ne ment pas. Il évite d'être comme le marchand politique qui raconte n'importe quoi et conclut son discours par : «Je ne triche pas, je ne trompe pas… Ça fait plus de 50 ans que je suis dans la vie politique, personne ne m'a pris le doigt dans le pot de miel de la corruption».
Certains racontent des histoires de corruption et de stupéfiants et leurs conséquences. D'autres racontent tout sans rien dire d'intéressant. Tout le monde raconte et personne n'écoute. Si nous sommes assez nombreux et que nous racontons avec exactitude et fidélité les événements vécus, tout laisse espérer que nous pourrons changer le système. Mais avant de changer un système, il faut raconter comment nous devons changer nous-mêmes. Messaoud avait la compétence de faire la distinction entre un homme et une omelette. Il racontait qu'une société ouverte est une société saine. Dans une société saine, les gens racontent en toute liberté leurs expériences vécues. Même si je reconnais que le vécu est personnel, j'avoue que mon ami Messaoud avait parfaitement raison quand il a raconté.
Comme tous les algériens âgés de plus de 35 ans, Messaoud a vécu l'enfer des années rouges. Il racontait que chaque balle avait son billet et craignait fortement les politiciens de mauvaise croyance qui voulaient lui faire revivre le calvaire et les souffrances des années sombres. Il bouchait ses oreilles pour ne pas écouter ces faux démocrates raconter. Oreilles bouchées, il attendait impatiemment le grand coup de balai dans la classe politique qui prie cinq fois par jour sans ablutions. Elle prie et dilapide les caisses de l'Etat au nom de la confiance. Une classe politique de façade qui assiste aux «dourous» El Mohammadia et se moque de ce peuple. Une attente qui a duré longtemps, même quand ils lui ont tout raconté. Il n'a jamais cru aux gens qui défendent hypocritement ou par intérêt la thèse «R'faa rassek ya ba ou r'faa rassek tout bas». Pour Messaoud, ces gens sont des clowns dans le cirque des Amar.
Messaoud pense que le peuple est devenu un ensemble de Jacques le fataliste, qui accepte les choses comme elles sont même si les conflits d'intérêt dans les clans de la classe gouvernante sont monnaie courante. Messaoud pense que ces conflits imposent quotidiennement aux citoyens une ligne de désintéressement à la politique. Ce désintéressement est plus fort quand le citoyen se rend compte que les élus politiques ne s'intéressent à lui que quelques mois avant les élections. Inutile de dire que les élections perdent de plus en plus de leur valeur morale puisque l'urne donne des résultats peu crédibles ou truqués. En langage de la rue, «l'urne est la tirelire des chefs de parti dans le monde du commerce politique». Avant son départ vers sa dernière demeure, Messaoud a tout raconté. Hélas, Messaoud n'est plus parmi les vivants qui ont la même ligne de conduite et les mêmes vœux que lui. Des vivants qui attendent toujours le changement par ceux qui ont raconté.
Comme Messaoud, l'homme de la rue est un très bon élève. Il a tout compris, même si on ne lui a pas tout raconté. Il n'interroge plus le ciel «pourquoi les mêmes personnes s'éternisent à la tête des hautes instances de l'Etat ?» Il veut vivre sa vie en paix, dans un microcosme où la fraternité et l'égalité font abri et couverture.
Nous sommes en février 1994. C'est presque la fin de l'hiver. Les journées sont courtes et froides. Les nuits sont longues et rudes. Elles paraissent plus longues quand l'insécurité et la peur les accompagnent. En cette année, le terrorisme sauvage était à son point culminant. La route Tiaret-Alger par Theniat El Had est un véritable coupe-gorge pour ceux qui, comme Messaoud, osent démontrer leur courage pour aller régler leurs affaires administratives dans la capitale.
A cette époque, j'étais maître de conférences au centre universitaire de Tiaret. Messaoud et les pauvres enseignants de ce centre universitaire étaient obligés de traverser ce couloir de la mort au moins deux fois par mois pour aller régler les problèmes de ce centre universitaire au ministère de l'Enseignement supérieur à Alger. Je rappelle aux gens qui oublient vite que de chaque côté de ce passage obligatoire, des camions, des bus, des ambulances et des voitures sont brûlés et abandonnés. çà et là, sur ce chemin tortueux traversant les montagnes et la forêt dense, les carcasses de véhicules carbonisés étaient de vrais fantômes qui témoignaient du passage de nos enfants rebelles ou de nos frères vandales.
Le chemin était une terre brûlée. Personne ne parle. Personne ne raconte. Les bouches sont cousues et personne ne fait confiance à personne. Le couteau du bourreau afghan étouffe les voix des braves qui tentaient d'appeler à la raison ou dialoguer avec la conscience. Le sang et l'aveuglement symbolisaient le futur. L'Algérie n'était plus la terre de la logique. C'était l'Algérie de l'intimidation et de l'angoisse. Tout au long de ce chemin, les écoles rurales sont abandonnées aux chacals et aux sangliers. Elles n'étaient plus des repères pour la civilisation ou des temples du savoir. Elles étaient tout simplement des lieux où l'ignorance massacrait la sagesse, le savoir et l'innocence.
Sur ce même chemin, les fermes désertées par leurs propriétaires sont devenues des lieux où les corbeaux et les hiboux cohabitaient. Un paysage lugubre où tous les algériens étaient coincés et attendaient la miséricorde du bon Dieu. Ils avaient une seule conviction : «Dieu ne laissera jamais l'arbitraire et l'injustice triompher sur la terre des martyrs». La peur commençait à El Aoun, un petit village entre Tissemsilt et Theniat El Had. Les villages entre Theniet El Had et Khemis Miliana, El Youssoufia, Bordj Emir Khaled et Tarik Ibn Zaydan étaient de vrais relais où les têtes des innocents se coupaient comme des choux-fleurs iraniens.
Nos demi-frères arabes et nos frères voisins pensaient que nous étions des sauvages. Le cheikh de la Sainte Mosquée du Haram voyait l'Algérie comme le nouvel Afghanistan. Le Ramadhan de cette même année j'étais à la Mecque. Je l'ai entendu prier Dieu pour que les événements en Algérie soient une copie conforme au djihad afghan. Il pensait que Dieu aller accepter ses prières et satisfaire ses vœux délirants. Bien que l'Islam soit basé sur l'intention, la visée de ce cheikh a totalement oublié le fait que Dieu reconnaît les intentions bizarres. D'après les dires de Messaoud, les intentions bizarres venaient peut-être du Pentagone ou de lieux suspects pour être diffusées dans les mosquées par David Zwing et ses acolytes occidentaux fraîchement convertis à l'Islam. Une conversion qui était un puzzle pour Messaoud. Mon ami Abdelaziz a bien appris des débats logiques et des discussions claires avec Messaoud.
Comme tous les fonctionnaires de l'université de 1994, Abdelaziz n'était pas riche. Il se déplaçait au moyen d'une Zastava souvent en panne. Je me rappelle que son ami Messaoud se prenait pour un pacha dans cette voiture trop connue par les étudiants et les services de l'ordre. Le logement de fonction en préfabriqué, comme le mien, situé dans un lieu pas très rassurant, donnait à Abdelaziz de la fierté et un semblant de satisfaction. Son honnêteté de fonctionnaire qui attendait la fin du mois pour payer ses dettes lui donnait un respect de vitrine à l'université et une haute considération dans son voisinage. Le destin a voulu que sa Zastava tombe en panne à Khemis Miliana, la ville natale de sa femme. Voulant récupérer sa voiture, il me demande si j'allais à Khemis Miliana ramener mes enfants qui étaient en vacances chez leur grand-mère. Nous nous sommes mis d'accord pour partir en fin de semaine.
Le jour de notre départ, ma mère me demanda d'enlever le macaron de l'université qui était collé sur le pare-brise de ma voiture. Elle me retira ma carte professionnelle et me conseilla de circuler dans l'anonymat. L'anonymat était notre identité. C'était la chasse aux intellectuels. Des journalistes zigouillés. Des professeurs enlevés. Des procureurs et des avocats coupés en mille morceaux. Ma mère était consciente du couloir de la mort qui traversait Theniet El Had. A son âge très avancé, elle a vu la tête d'un algérien exposée devant la porte du souk de Theniet El Had.
Il est 15 heures. Nous démarrons vers Khemis Miliana. Abdelaziz me proposa de passer par Relizane. Je pensais qu'il voulait faire une halte chez sa mère à Relizane, mais ce n'était pas le cas. Il voulait tout simplement éviter le couloir de la mort. Je le regarde d'un air méprisant. Je lui dis : «Si Abdelaziz, on ne meurt qu'une seule fois. Je te croyais plus courageux que ça.» Abdelaziz accepta la traversée du couloir de la mort.
En cours de route , nous avons abordé le problème du terrorisme. Nous avons parlé des personnes disparues. Nous sommes arrivés à des conclusions un peu surprenantes. La nuit s'annonça quelques kilomètres après El Youssoufia. Entre Bordj Emir Khaled et
Tarek Ibn Ziyad, je dis à mon ami qui a coupé la discussion «N'aie pas peur ! Nous sommes presque arrivés. Il ne nous reste que quelques kilomètres à parcourir.» Il me regarde sans dire un mot. Le silence régna dans la voiture un bon moment. Soudain, Abdelaziz s'exclama : «Ralentis ! Un faux barrage ! Nous sommes chez les coupeurs de gorge».
Je ralentis et je vois une personne armée en tenue afghane qui nous faisait signe de nous arrêter. Je m'arrête à quelques dizaines de mètres de cette personne quand deux autres descendirent de la colline. L'une cagoulée et armée. L'autre, figure découverte et sans arme. L'homme sans cagoule s'approcha du véhicule et me demanda mes papiers. Je retire les documents de la sacoche. Il les saisit et dit : «Faites attention, votre argent est tombé de votre sacoche. Sachez que nous ne sommes ni des voleurs ni des malfaiteurs.» Cette personne était très jeune et calme. Après une longue discussion, elle me demande si mon poste radio fonctionnait. Je lui réponds par un oui très court. Elle me demande de lui faire écouter une chanson. Elle cherchait une cassette de rai. Je lui dis qu'il ne reste plus de rai dans ce pays. Nous sommes dans le monde de monsieur sérieux malgré lui. Le jeune homme sourit et dit : «Vous êtes vraiment courageux !». Je lui réponds : «Comme tous les algériens.»
La personne cagoulée était très nerveuse. Elle tournait comme une toupie. Après plusieurs tours autour de notre véhicule, elle s'adressa au jeune homme qui contrôlait les papiers. Elle montra Abdelaziz du doigt et dit : «Je pense que cette personne est un homme des services.» Les cheveux très courts, les moustaches bien taillées et la veste en cuir donnaient à Abdelaziz l'apparence d'un policier. Pour cette personne trop nerveuse, l'habit faisait bien le moine. Je jette un regard sur Abdelaziz. Il était jaune comme un citron et déjà évanoui. Il ne pouvait plus dire un mot. Je m'adresse au jeune contrôleur et lui dis : «Votre ami n'est pas normal».
Mon interlocuteur était très calme et accepta de m'écouter. Je lui ai dit en toute clarté : «Je ne suis pas fou pour trimballer un policier dans ma voiture au crépuscule dans une zone renommée pour ses dangers. S'il vous plaît, expliquez cela à votre ami et rappelez-lui que notre religion nous déconseille de parler à une personne qui cache sa figure et intimide par son arme.» Le jeune homme sourit encore une fois et dit : «Maintenant, je reconnais que vous êtes courageux.» La personne cagoulée me demande d'ouvrir la boîte à gants. Je l'ouvre. Elle découvre que j'avais une copie du Coran dans ma voiture. Chance ou hasard, elle ne savait pas qu'elle parlait à un chimiste. Ils nous ont libérés sans savoir que nous étions des universitaires.
Omar Chaalal : professeur


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