L'élite! Ce concept vague devenu ces dernières années un récipient fourre-tout à force d'être partout galvaudé à tort et à travers, effets médiatiques obligent, revient souvent le vent en poupe pour nous rappeler son importance. En fait, l'élite est à n'en point douter ce maillon manquant à notre chaîne communicative. Car, force est de constater qu'à deux pas de la tenue des élections présidentielles d'avril 2014, l'incertitude règne sur la scène politique (déclarations contradictoires, maladie du président, agonie de l'opposition). Il semble que le capital d'intelligence et d'avant-gardisme élitiste forgé au fil des décennies précédentes tend à s'effriter au fur et à mesure que les réalités nationales, du reste peu reluisantes, ont pris des chemins tortueux oscillant entre fatalisme, misère politique et sécheresse intellectuelle. Or, s'il y a un mérite quelconque à mettre sur l'actif de toute élite, c'est bel et bien celui d'amorcer, mener à terme et perfectionner le processus d'intégration des masses dans le giron de la société. L'élite permet en quelque sorte dans un premier temps l'aération de l'espace citoyen, ensuite, la création d'une «nouvelle sensibilité cohésive» par l'analyse perspicace des problèmes dont les masses seraient bien en peine de dessiner les contours et enfin, bien évidemment, la résolution des conflits culturels, cultuels, identitaires, sociaux et politiques qui risquent d'être à terme sans solutions. En ce sens, la classe intellectuelle serait la soupape de sécurité d'une société qui s'ingénie à maintenir un rythme d'évolution équilibré en affrontant la précarisation et l'usure de son capital humain. Elle secoue toutes les idées reçues de celle-ci, ses stéréotypes et ses lieux communs, lesquels servent, en temps de crise morale et éthique comme celle que vit présentement notre pays, d'explication vaseuse aux intégrismes, exclusivismes et ostracismes tout acabit. Qui plus est, gomment les réalités immanentes des phénomènes sous une chape de superficialité affligeante, n'est-ce pas en effet un certain Jean de la Bruyère (1645-1696) qui aurait écrit un jour dans son célèbre ouvrage (les caractères ou les mœurs de ce siècle) que «c'est la profonde ignorance qui inspire le ton dogmatique», cette ignorance-là devrait sans l'ombre d'un doute être l'ennemi n°1 de l'élite. Car le rayon d'action de cette dernière devrait dépasser de loin le cadre de la théorisation académique pour celui du terrain social. Le sociologue critique Pierre Bourdieu (1930-2002) parle à cet effet de deux variables devant s'accrocher à l'idéal élitiste, à savoir «scholarship» (la recherche de la vérité) ainsi que «commitment» (l'engagement) et le philosophe existentialiste Jean-Paul Sartre (1905-1980) parle, lui aussi, de «techniciens de cultures» en faisant allusion à ces belles âmes comme il les qualifie, du reste embourgeoisées, qui ne s'intéressent qu'à l'aspect formel des phénomènes au détriment de l'essence des choses, terrible! En Algérie, l'hydre de la rente a déstabilisé le rapport de l'algérien tant au savoir qu'à l'intelligence en général et au travail en particulier. Ainsi la débrouillardise et l'esquive (lqfaza en arabe dialectal) se sont-elles transformées en un mode d'emploi et de gestion, érigé ces dernières années en dogme de survie quotidienne par notre jeunesse livrée à elle-même face à l'apparition soudaine des grosses fortunes sans grand art de management ni savoir-être! Mais l'algérien est-il ce grand fainéant qui n'a pas le cœur à l'ouvrage comme le prétendent d'aucuns dès qu'ils voient des foules de chinois débarquer, pleines de zèle, sur nos chantiers? Nulle réponse ne saurait y être obtenue à présent en dehors du fait que «la pollution rentière» a exercé et exerce encore une influence négative sur les esprits de mes compatriotes! Ce qui est de nature à préparer le terrain à une forme de délinquance et de criminalité organisée qui puiserait ses forces dans cette tendance inquiétante de la société au matérialisme. Une configuration au demeurant inévitable et semblable en bien des points à celle qui prévaut dans le pays de l'Amérique centrale! Il est tout à fait clair par ailleurs que la notion d'engagement dont il est question ci-dessus implique en premier lieu une projection sereine et active dans «l'éducation sociale et socialisante» du peuple qui rime avec la perspective de restructuration sociétale (voir à ce sujet mon article l'éducation populaire, le pari de la modernité, le Quotidien d'Oran, 28 novembre 2013). Une telle éducation se manifeste assez souvent, encore faudrait-il le préciser, sous forme d'une intelligence aussi vivante qu'organisée pour reprendre les principes de la philosophie bergsonienne. Une intelligence somme toute tissée d'en haut vers le bas, de façon pyramidale (élites-masses), ensuite en réseau d'imbrications et de connections aussi mutuelles qu'interactives, schéma qui prend la figure d'une toile d'araignée (élites-masses et vice versa, puis, élites-medias-masses et vice versa) pour se répandre au bout du processus sur tout le corps social de façon horizontale à l'instar de ce qui s'est pratiqué dans les mouvements sociaux à base plébéienne (songeons un peu aux révolutions populaires du XIX siècle). Sans doute, le mouvement est le principe de l'idée, il est surtout le déclic d'une raison qui analyse et tamise «le contenu social» afin de lui donner «un contenant politique, idéologique, culturel et sociologique..etc». Cette dynamique ne peut qu'être consubstantielle à la nature et à l'âme d'une intelligentsia urbaine qui serait à même de mettre au monde des alternatives, des alterlogiques et des alteraisons autres que celles proposées jusque-là aux masses ou projetées, faute de relais savants, par celles-ci sur le devant de la scène politique! L'exemple de la mouvance citoyenne des Aârouchs en Kabylie au printemps 2001 est là pour signifier que la tendance de vulgarisation, de mobilisation et de conscientisation citoyenne qui ne tiendrait pas compte du «no man's land» existant entre élites et plèbe finirait inéluctablement dans l'échec. Si j'insiste ici sur le caractère urbain de l'élite, ce n'est aucunement, loin s'en faut, pour dénigrer ou sous-estimer l'apport de la masse ou de la paysannerie rurale aux luttes qu'ont menées/guidées les avant-gardes élitistes de notre pays durant l'épopée indépendantiste nationale mais c'est, bien naturellement, pour mettre en relief de façon évidente, je souligne, le fait que la ville est le vivier par excellence du brassage des cultures, du métissage des idées et de forclusion de l'idéal citoyen. L'histoire humaine nous a apporté la preuve irréfragable que c'est en milieu citadin que les mouvements réformistes, les syndicats et les organisations ouvrières ont élu domicile en propageant par la suite leurs idéaux dans les provinces et les campagnes. Certes, la paysannerie fut partout dans le monde un adjuvant à la machine révolutionnaire mais elle n'en demeure pas moins peu agissante quant aux défis du modernisme, du progrès et de la culture. L'élite, fondamentalement urbaine, fut toujours une machine à produire des pensées, des paradigmes et des modèles en rapport avec la cadence du temps. C'est cette mise en évidence sous des traits plus raffinés des outputs des masses qui lui a conféré une fonction éminemment régulatrice dans le réseau inter et intra-sociétal. Il va de soi en effet que l'élite est le poumon de la société, elle irrigue les veines du corps social du sang neuf, régule son cycle de vie et l'approvisionne du carburant idéel, matériel et symbolique de nature à fluidifier sa régénérescence et sa survie. Mais parbleu de quoi l'élite algérienne, de nos jours peu réactive, démissionnaire à bien des égards et inscrite aux abonnés absents au regard de la gageure de la modernité a-t-elle besoin pour rebondir de son sommeil du juste et accomplir la mission d'édification nationale qu'elle devrait s'être assignée auparavant? Pourquoi dort-elle et laisse-elle place vacante à l'amateurisme des masses et à l'anarchie obsédante des politiques? Il est malheureux d'affirmer que les troubles actuels à Ghardaîa reflètent on ne peut plus l'état de lieux sinistrose de la maison algérienne et la maladie endémique qui ravage son ossature. De même, ils mettent en évidence le rejet de la tolérance comme mécanisme de gestion sociale et la paralysie à un stade très avancé de l'Etat quant à l'exercice de «son pouvoir de coercition légitime» pour préserver notre héritage culturel sous toutes ses facettes de l'érosion naturelle et de l'usure humaine ! Dommage, Ghardaîa et les Beni M'zab qui font partie de notre identité collective qu'il appartient à cette élite vieillissante de défendre sont aujourd'hui sous les feux de rampe médiatique non pas pour cette diversité par laquelle ils enrichissent notre patrimoine civilisationnel mais pour des voies de faits et des violences qui n'honorent pas notre pays, en aucune manière! La faute à qui? En réalité, bien que les causes soient multiples, la responsabilité incombe en premier lieu à nos autorités, lesquelles n'ont pas su, à mon avis, inculquer cet esprit du «vivre-ensemble» à nos masses. De plus, cette histoire de conflits iter-confessionnls à Ghardiaîa ne date pas d'hier alors que l'Etat reporte sa résolution. Et pourtant, rappelons-le bien, c'est l'un des fils de cette région qui nous a légué, rythmé en vers prosodiques extraordinaires, l'hymne national qui chante dans le cœur de chaque algérien! C'est un devoir de la défendre, un devoir d'autant plus pressant qu'il faut, chaque instant, croire à cette Algérie du possible, cette Algérie du miracle, cette belle Algérie de l'entente cordiale et de la fraternité impérissable où les étiquetages destructeurs, la condescendance ostraciste, l'abject confessionnalisme, le credo de la rente maudite, la peste régionaliste et les prurits tribalistes céderont devant la quête des idéaux citoyens! Que l'on accepte différents systèmes de valeurs n'est pas un défaut, que l'on vive en bonne intelligence sous des systèmes de pensées et de dogme variés n'est non plus une quelconque incohérence ou hypocrisie mais c'est de la tolérance «c'est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances, et c'est notre regard aussi qui peut les libérer» dixit l'écrivain libanais Amine Mâalouf. En outre, cette banalité du mal dont se servent les uns et les autres pour diviser et régner est à ranger dans les vieux chiffons du passéisme, du traditionalisme et de l'archaïsme à tous crins. Mais comment pourrions-nous gérer les défis de la société multiculturelle, le pluralisme identitaire, le mariage mixte si demain l'Algérie s'ouvre plus à l'étranger?On espère de tout cœur qu'un jour cette question trouve une oreille compréhensive et attentionnée en haut lieu! Car vraisemblablement, le monde entier a changé, sauf nos élites qui, elles, se complaisent dans leur tour d'ivoire, ne voyant ce monde-là qui bouge que sous le prisme des années qui s'écoulent et se rebouclent sans rien nous apporter de plus! Où sont nos savants? Où sont nos intellectuels, nos têtes pensantes et nos érudits pour parler à cœur ouvert et en toute franchise de ce qui se passe actuellement au sud du pays? Un huis clos général, honteux et laid qui se pérennise pendant que le pays se dirige droit vers des élections présidentielles incertaines, se délite et maintenant même se «confessionalise» avec cette affaire de Ghardaia dans un contexte géopolitique qui ne plaide point pour le repos du cœur. Il est à rappeler qu'il ne faut jamais perdre de vue la complexité stratégique de l'Algérie qui la rend un enjeu et même «otage» de rapports de force globaux. Que l'on se rafraîchisse un peu la mémoire et revenir à l'épisode de la prise d'otages du complexe de Tiguentourine (In Amenas), l'assaut qu'a donnée l'armée algérienne par la suite, les réactions controversées et mitigées des chancelleries occidentales, les retombées sécuritaires et commerciales sur l'exploitation des hydrocarbures et les effets politiques à court et à moyen terme! Tous ces facteurs sont là pour nous inciter à être davantage plus vigilants quant à la sécurité ainsi que la garantie de la paix dans le pays. L'Algérie est, pour rappel, classée sur une échelle concoctée outre-mer à hauts risques et cela depuis la guerre civile et il n'aura suffit que d'un changement d'une petite donne pour que le regard occidental, suspicieux et condescendant à bien des égards, tire des leçons qui s'imposent et se focalise sur ce point sensible. En conclusion, je dirais que l'absence de l'élite dans notre pays ou, du moins son désistement du débat politico-social qui s'ajoute à la faille intergénérationnelle équivaudra à une mort programmée de la nation si une thérapie d'urgence n'est pas prodiguée au bon moment ! Maintenant bien sûr! Kamal Guerroua