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LA RECETTE DU POSEUR DE BOMBES (ou LA PARTITION FRANCAISE DANS LE « PRINTEMPS » ALGERIEN de 1988)
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 27 - 03 - 2014


Libération Rebonds
31 octobre 1995
Il faut traquer impitoyablement les poseurs de bombes. Police et justice l'ont fait avec détermination, et on a pu penser un temps, mais à tort, que le réseau responsable de ces crimes avait été démantelé. Pour éviter que l'apparition d'autres réseaux ne rende sans cesse caducs les succès de nos policiers, il est devenu urgent de nous atteler maintenant au démantèlement d'une autre filière, plus redoutable encore: non pas celle qui fabrique les bombes mais celle qui fabrique les poseurs de ces horribles engins de mort. A Paris ou à Alger, cette enquête-là ne conduit pas que dans les banlieues.
Comment donc fabrique-t-on un poseur de bombes?
Prenez un pays ­ l'Algérie ­ auquel nous unissent «des liens historiques et humains importants». Encouragez bruyamment «la marche vers la démocratie» de «nos-amis-algériens». Mais lorsque le premier scrutin libre de l'histoire indépendante de ce pays donne une franche victoire à un parti dont le vert vous paraît déroger aux trois couleurs de nos intérêts, soutenez sans vergogne le coup d'Etat militaire qui met un terme à l'expérience. Fermez les yeux sur les milliers d'arrestations. Fermez les oreilles aux cris des milliers de torturés. Dès que se manifeste en revanche l'inévitable réaction à la campagne d'extermination des militants du parti vainqueur des urnes et, a fortiori, dès lors que les méthodes de ces derniers se mettent à emprunter à la barbarie de celles du pouvoir, retrouvez votre vigilance et commencez à dénoncer vigoureusement «la barbarie intégriste».
Accrochez-vous désormais à un double credo fort simple: L'«intégrisme» est soluble dans «la démocratie» et «l'aide économique». Pour la démocratie, vous soutiendrez donc tout interlocuteur capable de déclarer en souriant devant une caméra de télévision qu'il instaurera la démocratie dès lors qu'il aura débarrassé le pays de tous les islamistes. Pour «l'aide économique», versez sans compter la manne européenne dans les poches des plus corrompus de «nos amis algériens».
Par-delà la politique et la finance, l'essentiel va se jouer sur le terrain médiatique. Les règles du traitement de l'information en provenance d'Algérie sont simples: à la faveur de l'état d'urgence, un arrêté a été imposé par la junte militaire à la presse algérienne, lui interdisant, sous peine de lourdes sanctions, «la diffusion de toute information à caractère sécuritaire non inscrite dans le cadre d'un communiqué officiel ou d'un point de presse». Considérez que ce décret s'applique en France, tout spécialement aux journaux télévisés et aux radios nationales de grande audience. L'objectif est en fait assez simple: il s'agit de cantonner la représentation des modes d'action du camp islamiste à la seule violence aveugle contre des civils innocents et sympathiques, que l'on prendra soin de désigner pour ce faire par leur appartenance professionnelle ou familiale. Gardez en revanche présent à l'esprit les «particularités physiologiques» des «islamistes armés» que les forces de sécurité «abattent» par centaines. Sachez d'abord que leurs portraits s'accommodent mieux du noir et blanc que de la couleur. Sachez aussi qu'ils naissent par parthénogenèse ou scissiparité et qu'ils n'ont donc de ce fait ni mère ni père ni enfants pour les pleurer. Les «islamistes armés» n'ont pas davantage de profession, surtout pas intellectuelle. Le directeur de l'Institut de mathématique de l'université d'Alger est-il malencontreusement laissé en vie ­ et donc à même de témoigner ­ après avoir été torturé bestialement pendant plusieurs semaines par les forces de sécurité? A son témoignage, ou aux centaines d'autres de ce calibre, préférez le sujet tout monté que vous offre généreusement la chaîne nationale algérienne, haut en couleurs et en émotion, sur les intrépides baigneuses du Club des Pins «résistant à la montée de l'intégrisme». Viendriez-vous à disposer de témoignages de policiers attestant l'étendue de la manipulation de la violence, la pratique de l'assassinat par le régime de ses propres policiers, la constitution de bandes criminelles financées par le pouvoir, proscrivez la diffusion de telles incongruités médiatiques. Si le camp des vainqueurs du scrutin parvient à contourner vos défenses audiovisuelles en faisant par exemple éditer un ouvrage reproduisant le témoignage de plusieurs centaines de victimes de la torture d'Etat, faites-en interdire la diffusion (1) en soulignant qu'il constitue «une incitation à la haine».
Parallèlement, repérez en Algérie ou simplement dans le tissu de l'immigration algérienne récente ou ancienne la minorité la plus extrémiste et la plus opposée à toute forme de communication et de dialogue avec le camp des vainqueurs du scrutin.
Baptisez-la «société civile» et accordez-lui table ouverte dans vos émissions politiques mais plus encore culturelles, littéraires, sportives, etc.; de sorte que sa représentativité soit à peu près inversement proportionnelle à celle qui est la sienne dans sa société d'origine et aussi peu respectueuse que possible de la diversité d'opinion de la communauté immigrée. Tenez éloigné tout représentant ou avocat du camp islamiste susceptible de provoquer dans l'opinion autre chose qu'un violent sentiment de répulsion ou plus largement tout individu sympathique, surtout s'il est de sexe féminin, hostile à la politique d'éradication physique du parti des vainqueurs du scrutin.
Soyez vigilants: un champion du monde du 1500 mètres peut cacher un sympathisant du FIS. Un militant du FIS peut cacher un professeur de musique, un sorbonnard ou un amoureux de La Fontaine. Veillez au respect de quelques conventions terminologiques essentielles: un journaliste de la minorité éradicatrice s'appelle «un journaliste courageux». L'expression «journaliste islamiste» ou «presse islamiste» n'a en revanche pas de raison d'être, non point parce que cette presse a été intégralement interdite en août 1992 mais parce que les islamistes sont «contre les journalistes» et même «contre la culture».
Soyez enfin prêts à réagir à toute initiative intempestive de «nos-amis-algériens», dont chacun sait que la maturité politique laisse quelque peu à désirer. Les principaux partis de l'opposition parviennent-ils donc, au prix de courageuses concessions réciproques, à s'entendre sur les termes de leur cohabitation future pour restaurer la paix civile dans leur pays? Concédez quelques couacs approbateurs de votre ministre des Affaires étrangères ­ qu'il s'empressera d'oublier dès qu'il sera Premier ministre ­ puis, plus sérieusement, faites moquer par votre homme fort du moment les signataires du traité en question en les accusant d'angélisme et de naïveté, eux et le petit nombre de vos compatriotes qui auraient le mauvais goût de vouloir les approuver. Les possibilités de remboursement du régime viennent-elles à souffrir de l'ampleur des dépenses liées à la répression?
N'hésitez pas: rééchelonnez généreusement sa dette. Vous ferez payer ainsi à la génération suivante… la facture des moyens que vous donnez à la présente pour la réprimer (en rémunérant grassement par exemple des milices municipales) et se maintenir ainsi au pouvoir par la violence!
Continuez donc à vendre des hélicoptères et autres fourgons aux forces de l'ordre de «nos-amis-algériens». Vous en fait-on la remarque: faites observer en conservant votre sérieux qu'il ne s'agit là que d'hélicoptères civils. Expédiez en revanche au Burkina-Faso tous ceux qui seraient tentés d'envoyer dans la même direction, mais aux vainqueurs du scrutin cette fois, ne fût-ce que des médicaments ou qui auraient seulement le double tort de s'appeler Mohamed et de faire de la situation algérienne une lecture un tant soit peu différente de celle de Charles. Pour plus de sûreté, repérez parmi ceux qui s'appellent Mohamed quelques adeptes de la pensée de Charles et faites-en les uniques «représentants» reconnus de tous ceux qui s'appellent Mohamed. Veillez à ce qu'aucune des détresses, désarrois et autres écoeurements que suscite votre aveuglement politique ne puisse jamais s'exprimer ailleurs qu'au fond des caves de vos banlieues, à l'abri vigilant de tout objectif et de tout micro susceptibles de les récupérer. Voilà, le dispositif est en place.
Les résultats se font-ils attendre? N'ayez crainte! Pour tous ceux ­ et ils sont nombreux autour de la Méditerranée qui redoutent davantage les millions de bulletins de vote de la composante modérée de leur opposition (qui démontreraient l'étendue de leur discrédit) que les bombes et les assassinats de sa périphérie extrémiste (dont ils ont tant besoin pour capitaliser le soutien de l'Occident), il existe de multiples manières d'accélérer le cours des choses.
(1) Livre blanc sur la répression en Algérie. Editions Hoggar, Plan-des-Ouates, Suisse 1995 algérie
Francois BURGAT


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