Je commence cet article par là où le chroniqueur Tschitenge Lubabu M.K aurait terminé son post-scriptum, intitulé «démissions» (voir Jeune Afrique N° 2784 du 18 au 24 mai 2014)! A vrai dire, le syndrome maladif du défaitisme qui pollue la mentalité des masses arabes et africaines n'a de cesse de susciter ma propre curiosité. C'est pourquoi, j'ai décidé de rebondir sur un détail que l'auteur du billet cité a mis dans les lignes de la fin, à savoir «l'illogisme de la résignation», autrement dit, l'irrationalité de la non-réaction des citoyens de nos pays «sous-évolués» à ce qui se passe autour d'eux! Quelle belle trouvaille! Je trouve en tout cas que ce vice symptomatique du défaitisme est plus qu'un réflexe pavlovien dans notre société d'aujourd'hui (les élites, la population, les étudiants, les travailleurs, les pauvres autant que les fortunés en pâtissent), lequel est devenu au fil du temps un syllogisme socratien, du genre : les pays tiersmondistes ne se démocratisent jamais, or, l'Algérie est tiermondiste, donc, l'Algérie ne se démocratisera pas! Ce qui s'appliquerait, bien entendu, à tous les autres domaines (culture, société, économie). On dirait que l'illogisme somme toute «logique» de cette situation du statu-quo durable a pris le dessus sur la logique du mouvement, au demeurant éphémère et insignifiant aux yeux du bloc compact : masses-élites. Point de prémices du progrès dans les prémisses de «ce syllogisme à l'algérienne» dans la mesure où les nôtres ne croient qu'à la résignation comme mode d'emploi, qu'ils lisent en notice de médicament ou boivent en potion magique, sinon, érigent en moteur de survie! Mais pourquoi justement cette résignation persiste-t-elle et signe-t-elle le credo d'inertie sur nos fronts? Les algériens de ces dernières années sont-ils à ce point têtus dans leur défaitisme? En réalité, à rebours de cet entêtement pour la résignation, il est un succédané, autrement plus pernicieux que le premier : l'entêtement pour la bêtise dont mon compatriote, l'humoriste Mohammed Fellag dresse un portrait édifiant, voire emblématique à bien des égards «partout dans le monde, ironise-il, quand un pays atteint le fond finit par remonter, nous les algériens…on creuse!». Mais à quoi cela est-il dû? Serait-ce là le signe d'un quelconque entêtement héréditaire ou atavique à stagner ou à régresser? Peut-être, dirais-je pour donner un bémol à ce qui précède, pourrait-on supposer qu'il s'agisse d'une peur de l'inconnu, de l'incertitude des lendemains, de l'instabilité politique du pays au regard des foyers de tension régionaux, de la compromission de l'avenir des générations à venir, transformée au cours du temps en hésitation, puis, hélas, en résignation! Or, on s'aperçoit bien que rien de tel n'en fut, notre triste réalité en témoigne (mépris de la jeunesse, aucun intérêt porté à l'avenir du pays, décisions «graves» et lourdes de conséquences, prises sans la moindre consultation du peuple «le feu vert donné à l'exploitation du gaz du schiste» par exemple, une transition politique boitilleuse et en suspens..etc). En plus, si de par le passé, nombre de civilisations ont exprimé le même souci (la peur) dans leurs rites, pensées, mœurs et religions afin qu'elles (par réaction) évoluent (je cite le cas des romains anciens, où «Pavor», la dénomination-ancêtre de la peur qui fut une déesse vénérée, adulée, adorée et approchée par des oboles et des offrandes, probablement, pour qu'elle ne se mette jamais en colère ni ne déverse ses châtiments suprêmes sur les habitants de Rome, ce qui a poussé ces derniers à la rectitude morale, à la ponctualité et au sérieux), aussi, la logique de la peur durant la guerre froide (1945-1989) qui a conduit à la sophistication technologique des deux blocs (américains et soviétiques)? Chez nous aujourd'hui, cette peur polysémique et générique (religieuse, politique, morale) nous a, ironie du sort, tristement ankylosé, et dans certains cas, amené à accréditer les dérives les plus autoritaires (la dictature)! Sans doute, la peur de l'aventure est un frein et la démission citoyenne, l'effet concomitant qui la conditionne en a fait un style de vie, voire, une méthode de réflexion! J'en cite pour exemple et non des moindres, le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679). Né dans les circonstances troubles des révolutions anglaises du XVII siècle, où sa mère a eu une terrible peur lors de son accouchement, il a porté sa vie durant ce stigmate dans ses tripes, d'où la prééminence de celle-ci (la peur s'entend) dans sa philosophie et ses pensées, Hobbes voit par exemple que ce qui justifie l'Etat est la peur! A la place de cette peur, les algériens, eux, ont materné la résignation et se la sont fait injecter à fortes doses dans leurs cerveaux, leurs pensées, leurs comportements, leurs manières, leurs affects et leurs projections sur tous les plans (personnel, psychosocial, local, national)! L'algérien de nos jours ne rêve pas! Des rêves et des utopies, il en a certes avalé un peu trop mais n'en a goûté, en revanche, à rien de «concret»! Après tout, à quoi ça sert un rêve si ce n'est pas à l'enfoncer encore davantage dans l'illusion : l'illusion du changement, l'illusion des réformettes-placebo, l'illusion du nationalisme, l'illusion des élections, l'illusion de la constitution, l'illusion de la démocratie, l'illusion de l'A.N.S.E.J, l'illusion de la harga, de l'exil…etc! Comme si dans ce cas de figure, ce qui justifie le changement, ce serait plutôt la résignation, autrement dit, rester les bras croisés, accepter le fait accompli, ne pas rêver ni agir en conséquence, attendre à ce que la roue de l'histoire tourne et que, curieusement, les choses s'améliorent d'elles-mêmes sans aucune réaction ni participation de sa part! Purée, quelle piètre hallucination! En effet, j'ai été il y a près de deux mois témoin d'une scène typique de cet attentisme prudent à la limite de la mesquinerie à la grande-poste d'Alger où, allant m'enquérir sur un colis que j'avais envoyé d'outre-mer et que le destinataire n'a jamais récupéré entre-temps, le fonctionnaire de la poste m'en a dissuadé, prétextant à l'occasion une panne d'internet. Sur le coup, j'ai rebroussé chemin sans rien dire, imitant le gros lot de mes compatriotes présents en une longue file d'attente devant le guichet du préposé. Revenu le lendemain sur les lieux, la même panne et le même prétexte, le surlendemain pareil et, comme par enchantement, les visages me semblent se complaire dans cette attitude de résignation-silence au long cours! Ce qui exaspère d'autant plus qu'aucun registre de doléances ni responsable à qui s'en plaindre ne se trouve à mes côtés. Un grand capharnaüm où derrière le long comptoir qui sépare les administrateurs des administrés, tout le monde est chef mais où, étrangement personne ne commande ni ne dirige, encore moins donne des explications convaincantes au «plaignant» que je fus! De ce côté-là, il y a eu, certes, une énorme consternation qui se lit dans les regards mais pas la moindre critique ni objection «bruyante» ou porteuse de sens, question de signifier, ne serait-ce qu'en quelques minutes, leur mécontentement sur une gestion anarchique du service public en pleine capitale, façade représentative de tout le pays! L'adage qui fait du client (l'usager du service public) un roi n'a, semble-t-il, pas d'existence formelle dans le logiciel mental de nos gestionnaires, pire, le statut de celui-ci (usager-citoyen) s'est dégradé de façon inquiétante au point de l'effacement. Mais pourquoi les algériens ne réclament-ils pas leurs droits ni ne dénoncent-ils ce qui entrave la marche de leur administration, de leur société et de leur destin? Est-ce dû à la fatigue sociale, à l'indifférence, à la complaisance, ou à cette culture d'anonymat qui aurait fait des ravages dans nos villes et villages? Ou est-ce tout bonnement une forme alternative de gestion de leur stress, généré par un quotidien difficile (précarité, chômage endémique, problème de logement et manque de perspectives…etc)?Pour l'anecdote, dernièrement même, j'ai eu en banlieue parisienne, une vive discussion avec un ami français. Celui-ci m'informe qu'il a, un copain à lui, tunisien, lequel aurait terminé ses études en France et est rentré définitivement dans son pays d'origine. Devenu depuis fonctionnaire dans une grande administration étatique à Tunis, il ne cesse de lui faire des coups de fil ininterrompus presque tous les jours jusqu'au point où le français, dépité, lui ait dit un jour «mais tu ne travailles pas à cette heure-ci? (un lundi à11h du matin en effet) et au tunisien de lui répondre du tic au tac « chez nous, c'est comme ça, on travaille quand on veut, prend le café quand on veut et sort du boulot quand on veut aussi, c'est une règle!» «et les usagers n'en disent rien?» interrompit, abasourdi, le français «on s'en fout, ils en ont pris le pli et ne s'en plaignent presque jamais!». Et au français maintenant de se retourner vers moi, en me taclant d'une ironie sardonique, un sourire jaune dessiné sur ses lèvres « bon Dieu, comment veux-tu que vos pays changent comme ça?». A vrai dire, il y a déjà à l'origine une attitude d'auto-résignation individuelle provisoire qui s'est transformée, facteur du temps oblige, en une résignation collective durable, une contagion négative dont le citoyen lambda serait l'unique bouc-émissaire (il en subit seul les conséquences). Ce dernier se confronte à des situations complexes où il se voit de prime abord exclu ou mis en quarantaine du circuit administratif et du cercle restreint de la corruption. En conséquence de quoi, soit, il suit le cours des choses et accepte de facto ce qui lui est dicté (résignation obligatoire), ou bien, il manifeste son mécontentement et là il n'aura jamais sa prestation du service accomplie (retrait forcé du champ de manœuvres). Et puis parfois, ce qui est du reste fort dramatique, d'aucuns parmi les citoyens qui sont pourtant touchés par ces abus, ceux que je qualifie par «la masse des déçus du système», trouvent des excuses maladroites pour, crois-je, «normaliser» ce qu'ils subissent d'anormal (justification de l'injustifiable ou de l'arbitraire) et espérer un retour d'ascenseur de la part de ceux qu'ils adoubent, grossissant ainsi les rangs «des privilégiés du système» social, lesquels tiennent le même discours de jeux d'intérêts et perpétuent malheureusement la souffrance des premiers! Il est également vrai que ces scenarii ubuesques dans la base se confirment, à quelques différences près, dans le haut de l'échelle sociale. A titre d'exemple, nos responsables croient que leur salut (maintien au pouvoir) et celui de la nation passe par l'enjeu d'une élection, fût-elle truquée ou entachée d'irrégularités, soutenus pourtant en cela par des associations citoyennes et des cercles d'affaires à leur solde. Or, s'il n'y a pas de conquête des esprits de ceux qu'on veut gouverner comme l'affirme l'italien Antonio Gramsci (1891-1937), il n'y aura aucune victoire politique, fût-elle symbolique! Le problème, c'est que les premiers (les responsables) se calfeutrent dans une «auto-résignation» à la domination et à la victoire quoique leur en coûte le prix sans leur versant factuel ou réel à savoir la performance, l'efficacité, et la productivité et les seconds (les citoyens) s'isolent tantôt dans la tour d'ivoire du «silence-complice», tantôt dans le labyrinthe de «l'auto-victimisation pathétique» (le sous-développement et ses séquelles : inconscience, incivisme et inculture qui accréditent inconsciemment pour eux, et à dessein pour ceux qui les gouvernent le stéréotype de peuples inaptes à la démocratie ou la doxis religieuse interprétée pour les besoins de la cause «les hommes n'ont que les chefs qu'ils méritent»!) mais personne, hélas, n'ose le premier pas pour changer la pitoyable réalité des choses! Bref, une sorte de dégoût global qui étouffe tout le système, en se forgeant une idéologie de la résignation et où, cerise sur le gâteau, on assiste à une inversion troublante et problématique de rôles comme si les gouvernants, très exigeants, demandent des comptes au petit peuple au lieu que celui-ci, ce qui est tout à fait logique d'ailleurs, les leur réclame, «j'apprends, écrit le dramaturge allemand Bertlot Brecht (1898-1956) dans une pièce théâtrale intitulée «la solution», montée peu de temps après l'insurrection du 17 juin 1953 durant laquelle les populations de l'Allemagne de l'est (R.D.A) ont été durement réprimées par les forces de l'ordre locales appuyées par l'ex-U.R.S.S, que le gouvernement estime que le peuple a trahi la confiance du régime et devra travailler dur pour regagner la confiance des autorités. Dans ce cas là, poursuit avec ironie Brecht, ne serait-il pas plus simple pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d'en élire un autre!». On en vient même par là à douter qu'il s'agisse bien en Algérie d'une relation entre gouvernants et gouvernés! Ou pire à craindre que ce que j'appelle «architecture symbolique du désespoir» ne conduise inéluctablement à une catastrophe sans nom. Car, plus que l'anomie du système actuel à la dérive, une telle fracture dans la solidarité active d'antan et sa contamination par «l'individualisme rentier» du pétrodollar et «la mondialisation d'import-import» qui nous est laissé en héritage par «l'économie de bazar» des années 80-90 ne révélerait-elle pas bien plutôt l'agonie de nos valeurs collectives? Force est d'admettre en effet que l'époque où notre sagesse populaire riche en symboles et en générosité nous sourit et nous nourrit de belles leçons de vie est bien révolue, c'est triste! L'algérien d'aujourd'hui a perdu la simplicité authentique du paysan traditionnel pour le clinquant faussé, trompeur et artificiel du citadin, ainsi sort-il de «son épure originelle» pour épouser d'autres formes d'existence qu'il ne maîtrise guère ou peu et dont il n'a, à son grand malheur, que très peu d'idées. Cette question de métamorphose brutale, non mûrie ni non plus étudiée n'est pas sans provoquer quelque chose de fondamentalement douloureux dans le tissu intra-social : la déchirure de la famille traditionnelle et, par ricochet, l'effilochement des liens de «fraternité active» tissés pendantla révolution et l'épopée nationale au profit d'«une individualité passive» estropiée encore par unmodernisme sans modernité, un égocentrisme inhibiteur, et une course effrénée derrière les privilèges…etc), sources de mille et une résignations dans l'immédiat et de tas de blocages dans l'avenir! N'est-il pas permis de conclure alors que la résignation est illogique! Kamal Guerroua