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Des gestes, des images et…du silence
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 20 - 06 - 2013

Un simple citoyen de la rue le concède volontiers : Que ce soit horizontale, pyramidale, concentrique, centralisée, décentralisée ou simplement dans les coulisses, la communication officielle autour de la maladie du président Bouteflika a fait un bide. Ceux qui s'en sont chargés ont réalisé la plus mauvaise des prestations observées jusque-là en ce qui concerne le traitement des affaires sensibles de l'Etat. Cela est d'autant plus vrai que les dernières images diffusées à la télévision nationale rajoutent de la perplexité à l'opinion algérienne plus qu'elles ne l'en rassurent. A l'écran, c'est la surprise, trois hommes assis au milieu d'un décor aussi sobre que sombre sont en train de discuter, paraît-il, de la sécurité nationale d'un pays indépendant, il y a maintenant plus de 50 ans, à l'intérieur même de l'enceinte d'un établissement de soins parisien! Le premier, en l'occurrence le président, les traits tirés et emmitouflé dans une robe de chambre, tient une tasse de café d'une main tandis qu'il s'arc-boute de l'autre bras sur la chaise tout en s'efforçant en même temps de vaincre sa maladie et prendre ainsi langue avec ses interlocuteurs. Ces derniers ne sont autres que deux hauts responsables d'Etat s'étant spécialement déplacés d'Algérie afin de l'écouter à Paris parler devant des caméras installées à cet effet. Assistant au spectacle, ils donnent une vague impression de s'en inquiéter. L'inconvénient de taille de cette rencontre est que, pendant toute la durée du tournage de ces séquences, le son est coupé et l'on ne voit que les lèvres des trois personnages bouger et balbutier des mots plongés dans le silence. Pour un analyste anonyme, c'est une comédie, pour un algérien, c'est une tragédie et pour un français, au pire, c'est une farce, au mieux, un droit d'aînesse d'une ex-puissance coloniale ayant procédé durant plus de 130 ans de colonialisme à l'exploitation, la prolétarisation, l'infériorisation et «la clochardisation» des masses Indigènes sur le sol algérien.
En vérité, ce mode de communication est une longue tradition bien ancrée dans le cerveau de l'intelligentsia algérienne. Pour preuve, depuis son investiture à la tête de l'Etat en avril 1999, le président Bouteflika ne s'est livré aux questions des médias nationaux qu'en de rares occasions comme par exemple les campagnes électorales au tout début de ses trois mandats. En revanche, en même temps, il a donné des conférences internationales et des interviews exclusives à toute la presse mondiale ! A quelques nuances près, c'est le même état de lieux qu'on peut constater chez l'opposition, la conférence de Sant'Egidio en janvier 1995, tenue par des opposants algériens et des personnalités de la société civile sous l'égide de la communauté catholique de Rome dans le noble objectif d'apporter une solution politique et pacifique au conflit algérien de l'époque confirme, à certains égards, cette vieille antienne entretenue par les élites sur le manque de prédisposition des algériens au dialogue et la prétendue immaturité populaire au débat contradictoire et aux joutes démocratiques des idées. De chaque rang (pouvoir et opposition comprise), chacun avance ses arguments, forge ses subterfuges et affûte ses armes persuasives sans expier ses fautes ni confesser ses erreurs. Sans doute, que les motifs soient d'ordre sécuritaire, politique, clanique, sanitaire, diplomatique ou autres, les arguments ayant présidé à ces choix suicidaires et non réfléchis ne tiennent point route. Il y a, à mon avis, en Algérie une crise de représentation symbolique de l'autre. Entre élites et masses, un fossé s'est creusé, une cassure s'est déclarée et d'anciennes déchirures dues à l'illégitimité historique de la nomenclature d'Alger s'aggravent de nos jours. C'est, à s'y méprendre, une sorte de bipolarisation irrémédiable et inévitable entre deux extrêmes qui ne se rencontrent, hélas, que le jour des émeutes, C.R.S et forces de l'ordre interposées. On saurait bien en déduire alors chez l'intelligentsia en général et la caste gouvernante en particulier une mixture du mépris, d'arrogance et du défaitisme colonialiste arrangée par une passion prononcée pour la confusion, le cafouillage et le coup d'éclat médiatique. Cela est d'autant plus inquiétant que les autorités politiques de notre pays agissent depuis pratiquement 1962 dans le silence, répondent aux rumeurs par le silence, achètent l'opinion publique par le silence, réforment à leur guise les appareils d'Etat dans le silence, infiltrent les rangs de l'opposition dans le silence, opèrent des purges et des chasses aux sorcières dans le silence. Bref, le silence est devenu un système alternatif de gestion de crises dont elles savent parfaitement comment en tirer le bénéfice du doute. Et quand elles se sentent au bout des forces, elles battent le rappel de la smala des thuriféraires, la soldatesque des sous-fifres et des troupes d'hommes-liges qui, avec un bel exercice de la langue de bois et d'ébène tentent de porter secours à tour de rôle à ceux qui ont concocté ce puzzle de mensonges, c'est-à-dire, «les décideurs». Cela se passe en même temps que la jeunesse se lâche, le peuple s'ennuie, les élites se dispersent, les partis minés de l'intérieur sont aux abois, la société civile se fracasse, les universités se dévalorisent, la corruption rentrée en profondeur dans les mœurs individuelles, collectives, sociales et institutionnelles sévit en haut ainsi qu'en bas de l'échelle sociétale et tout le pays évolue sur une corde raide. Bref, à force de s'habituer au pire, le peuple algérien adhère à ces stratégies de camouflage comme une part intime de soi. Néanmoins, ce sentiment d'effroi mêlé d'impuissance et ce penchant au laisser-aller collectif mêlé de banalisation outrancière de la gravité favorisent en retour le reflux des refoulés religieux teintés du fatalisme. Ce qui est à même, au yeux du citoyen lambda, d'indemniser les souffrances collectives et d'alléger le fardeau des problèmes quotidiens qu'il rencontre. Ainsi, les idées du maktoub, mâalich, lah ghaleb…etc se déplacent de la sphère exclusivement religieuse pour envahir un domaine purement social et même politique. Les officiels dans un pays comme le nôtre où l'abondance et la misère, rente oblige, sont au coude à coude réalisent l'utilité d'un tel ressort (religieux bien évidemment) dans la manipulation politicienne et s'en servent à mauvais escient afin d'instiller la morphine endoctrinaire dans le corps social. En réalité, l'Algérie a commencé à régresser le jour où elle a entamé un processus d'arabisation sauvage, destructurante et dénaturée. Une arabisation qui s'est, sans être pensée ni étudiée, superposée sur une francisation boitillante, hasardeuse et au forceps dans le sillage de l'indépendance nationale et une islamisation anarchique au milieu des années 80 peu avant la fameuse crise économique de 1986.
En conséquence, n'en doutons pas un instant, l'anesthésie sociale tout azimuts, voulue et souhaitée en haut lieu, ne fait que gangrener davantage la société. Ce qui s'inscrit aujourd'hui dans ce polar aux couleurs misérabilistes où tout un peuple est accroché âme et conscience au chevet d'un homme malade pendant que les institutions sont paralysées par un régime présidentiel inique et sans portée pragmatique en l'absence de son tuteur. En voici là tous les stigmates d'un échec sans couleurs ni odeurs. Un échec qui résume, à lui seul, les griefs et les blessures subis par le peuple et surtout la jeunesse, lesquels étouffent dans le corset de l'autoritarisme, du conservatisme et de la «rumeuro-cratie légalisée». Mais pourquoi nos maux s'éternisent-ils? Pourquoi tourne-ton en rond dans ce cercle vicieux dont raffolent les tireurs de ficelles? Jamais le pays ne s'est autant dégradé depuis son indépendance qu'en cette période cruciale où les foyers de tensions parsèment la cartographie régionale. Il y a péril en la demeure alors que nos responsables, censés pourtant être les gardiens de l'intégrité du territoire national se regardent dans un miroir déformant et font de la constitution du pays un joujou pour épater la galerie. Bien sûr que le peuple tiendra le coup grâce à sa patience à toute épreuve mais quand bien même il ne se laisserait pas duper par ce nombrilisme élitiste et cette tendance pathogène à «la patrimonialisation du pouvoir» et au mépris de sa propre volonté de décider. En ce sens que le mensonge ait franchi le seuil de l'intolérable. De même que l'orchestration médiatique et l'inanité de la gouvernance ont battu des records de médiocrité incroyables. Entre temps, le pays à l'abandon est livré à lui-même. Sans exécutif actif (le conseil de ministres ne s'est pas réuni depuis des mois) ni législatif lui faisant le contre-poids nécessaire (le parlement et le sénat se sont transformés, hélas, en un annexe administratif de la machine exécutive), le corps étatique en son ensemble ne fait que végéter de ses contradictions.
Ce décor sent le renfermé, pue de la pagaille, respire de l'insouciance et s'avère être un déni de la citoyenneté de ceux d'en-bas. Rongé par la fièvre du matérialisme sécrété par l'économie du bazar, l'algérien d'aujourd'hui est considéré comme un sujet politique à la conscience myope dont l'esprit civique est atteint par la grippe de la peur. Mais la peur de quoi? De l'incertitude de replonger le nez dans la terreur du sang, des larmes, de la folie et des amalgames de la guerre civile (1992-2000). Cela lui tape sur le moral et ne le laisse pas saisir une quelconque lucidité ou clairvoyance. Les responsables le savent, en font usage et en abusent de façon machiavélique. C'est de la malhonnêteté et du manque de la perspicacité politique de brandir le fantôme du chaos chaque fois que les bas-fonds aspirent à un changement. Celui-ci est une loi de la nature à laquelle les sociétés humaines ne puissent jamais échapper à un moment donné de leur marche vers le progrès. Malheureusement, le peuple algérien lui-même s'apparente dans cet imbroglio à un patient qui, si désespéré de son sort, cherche de la guérison auprès des charlatans avec des amulettes au lieu d'aller quérir un médecin équipé d'un outillage de chirurgie moderne. Autrement dit, faute de thérapie moderniste provenant des élites, les algériens vivent dans une étape de préorganisation sociale et institutionnelle terrifiante où improvisation, tribalisme, régionalisme et sectarisme prennent encore le dessus dans leur inconscient collectif sur l'ordre, la démocratie, l'alternance au pouvoir et les valeurs universelles. Sans l'ombre d'un doute, la culture de l'émeute y trouve ses mobiles et ses ressorts. En son temps déjà, le sociologue français Auguste Comte (1798-1857) dans son analyse des sociétés européennes du 18 siècle a mis en évidence trois états capitaux de leur progression : l'âge théologique, l'âge métaphysique et l'âge positif.
Je pense que ce constat, quoique décontextualisé, s'accorde fort bien avec la sociologie algérienne moderne et qu'à part la parenthèse du Moyen Age européen (5eme jusqu'au 15eme siècle), laquelle ne concerne pas la sphère arabo-musulmane dont dépend notre pays, la phase métaphysique où tabous, préjugés et déraisonnement l'emportent nous est tout particulière. Les raisons à mon vis en sont tout simples. D'abord, on peut citer cette culture orale, du reste hégémonique ayant pérennisé durant des siècles dans notre pays. Une culture quoique anthropologiquement richissime, a tué dans l'œuf la germination de la raison. Ensuite, il s'en est suivi une déculturation et une acculturation coloniale sans commune mesure avec l'histoire des autres nations colonisées et enfin surgit comme effet pervers «cet autoritarisme de substitution» de la tutelle coloniale, lequel aurait réduit à mon humble avis le niveau de perfectionnement citoyen au stade élémentaire de mystification/mythification. Ces facteurs jumelés ont provoqué au final la croyance en un salut collectif par un homme transi-ndividuel, consensuel et providentiel dont les vertus, les qualités, les prouesses et l'épopée légendaire sont à même de mener à bout l'aventure du changement dans la continuité de l'ancien système. Ce schéma est, on s'en doute, presque générique et valable à toute la sphère arabo-musulmane, voire tiers-mondiste. C'est peut-être dans cette perspective que le philosophe Mohammed Arkoun (1928-2010) parle de la nécessité de procéder à la «démythification et de démystification» de la société arabo-musulmane afin qu'elle puisse mettre les pieds dans l'étrier de la modernité. C'est en effet depuis la naissance de l'Etat moderne suite au traité de Westphalie de 1648 que la croyance aux institutions s'est substituée à la vénération des hommes, ce que le philosophe de l'école de Frankfort Jurgen Habermas appelle à juste raison «la pensée post-métaphysique». Autrement dit, une pensée rationalisée, délestée des bondieuseries et d'idéalisme. Processus que notre pays n'a malheureusement pas mis en œuvre auparavant. A l'heure où nous sommes, ni réformes en trompe-l'œil, ni affairisme dans les coulisses, ni images de spectacle ni projections charismatiques ne sont assez suffisants en Algérie pour récupérer la confiance citoyenne. L'unique issue possible est d'entendre la voix des masses qui monte d'en bas, mettre le cœur et la main à l'ouvrage, enclencher une entreprise de refondation nationale et cesser cette stratégie malveillante qui consiste à alterner au gré des circonstances le bâton et la carotte. Un pays en devenir comme le nôtre n'a rien à faire avec des soupirants aux présidentielles de 2014 sans force de propositions ni volonté de rupture. Qui plus est, font chorus avec un sérail rompu aux coups de forces, gavé d'archaïsmes de toutes natures, rôdé au populisme et tissant, ironie du sort, des liens étroits avec les circuits obscurs de l'argent. Le pays veut des hommes libres, des hommes de volonté, de renouveau et surtout du changement. Il veut surtout retrouver l'espoir, «cette antidote à la révolution» comme l'écrit le chroniqueur Christophe Barbier. L'espoir d'un lendemain meilleur, d'un pays moderne et d'une nation forte de sa culture, de son économie, de ses institutions et surtout de la valeur de ses femmes et de ses hommes. A bon entendeur.
Kamal Guerroua


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