Les enjeux du procès de Radovan Karadzic Lors de sa seconde comparution devant le TPIY, le 29 août, Radovan Karadzic a refusé de répondre s'il plaidait coupable ou non. Aussi, selon les statuts du tribunal, est-il désormais reconnu comme plaidant non coupable. La raison invoquée par Karadzic est qu'il ne saurait se prononcer (devant « un tribunal de l'Otan » désirant sa « liquidation judiciaire »), avant la révision finale de son acte d'inculpation, dont la dernière version date de 2000, même si le juge affirmait que les modifications en cours ne concernaient pas l'énoncé des onze chefs d'inculpation émis contre l'accusé (génocide, crimes contre l'humanité et nombreux crimes de guerre). D'après le substitut du procureur, l'actualisation de l'acte d'inculpation de Karadzic prendra en compte d'innombrables éléments de preuves et pièces à conviction produits lors d'autres procès, ainsi que des jurisprudences. Aucun indice en revanche concernant l'ajout éventuel du terme « entreprise criminelle conjointe », ce qui fut le cas pour Ratko Mladic. Ce « détail » est pourtant primordial car, si le lien entre Karadzic et « l'entreprise » de Milosevic était admis lors du jugement, si ce procès démontrait la culpabilité de Karadzic pour génocide au sein de cette association de criminels, le jugement de la Cour internationale de justice disculpant en février 2006 la Serbie (soit le gouvernement de Milosevic) de génocide envers la Bosnie serait à réviser. Les juges de la CIJ ayant omis de réclamer à Belgrade les verbatim de réunions du Conseil suprême de défense qu'a obtenus le TPIY (prouvant que Milosevic était bien le donneur d'ordre pour les massacres de Srebrenica), ce verdict demeure jusqu'à présent une erreur judiciaire. Contrairement à Slobodan Milosevic, Karadzic n'a jamais caché ses intentions Prouver la culpabilité pénale de Karadzic pour les crimes dont il est accusé sera à priori assez simple car Karadzic n'a jamais caché ses intentions. Il les énonçait clairement dès 1991 lors de discours publics : « Cet enfer de la guerre sera plus terrible encore en Bosnie-Herzégovine, et conduira à l'anéantissement du peuple musulman parce que les Musulmans ne peuvent pas se défendre. » Jusqu'aux directives de 1995 destinées à l'état-major de son armée quelques mois avant l'assaut final sur Srebrenica : « Créer une situation invivable d'insécurité totale, ne laissant aucun espoir de survie ni de vie future pour les habitants de Srebrenica ou de Zepa. (…) Détruire et anéantir les forces musulmanes dans ces enclaves et libérer définitivement la région de la vallée de la Drina. » Connues de tous les responsables des grandes puissances, ces directives avaient des objectifs politiques : imposer le président autoproclamé d'une république fantoche comme un dirigeant avec lequel les grands de ce monde doivent compter (et négocier), et affirmer à partir de 1994 une certaine indépendance vis-à-vis de Milosevic -même si celui-ci demeure jusqu'en 1995 le pourvoyeur de l'armée des Serbes de Bosnie en armement, combustible, officiers et salaires. La posture du héros défendant un peuple victime Au lieu de nier sa responsabilité comme le fit Milosevic, il est probable que Karadzic l'assumera, se drapant dans la posture du héros défendant un peuple victime, selon les termes récurrents de sa propagande. Choisir d'assurer sa propre défense aura un seul désavantage pour Karadzic : il ne saurait invoquer la maladie mentale. Mais, comme Milosevic, il profitera des privilèges accordés à ceux qui se défendent eux-mêmes, dans la salle d'audience, face aux caméras de son ultime tribune, mais surtout dans l'enceinte du centre de détention. Espérons que les règles du centre ont été révisées et que, contrairement à Milosevic, Karadzic ne saurait recevoir qui bon lui semble sans écoute ni surveillance vidéo, et que des substances telle la Rifampicine, responsable de la mort de Milosevic, ne sauraient ainsi lui parvenir. Il nous faudra attendre quelques mois avant de connaître l'identité de témoins que l'accusation et la défense voudront citer. Il est aujourd'hui avéré, grâce aux éléments de preuve produits dans d'autres procès que les responsables des grandes puissances connaissaient dès le printemps 1991 les projets de Milosevic et de Karadzic. Tous savaient, à l'avance et en temps réel, que les chars mis à la disposition de Karadzic et Mladic par Milosevic s'installent autour de Sarajevo dès décembre 1991 -préparant pour trois ans le siège moyenâgeux d'une capitale européenne- et qu'une campagne de terreur ravage au printemps 1992 une moitié de la Bosnie où des camps d'internement et d'extermination sont ouverts. Mais aucun dirigeant des membres permanents du Conseil de sécurité ne tentera de mettre un terme au nettoyage ethnique en cours. Bien au contraire : toutes les premières résolutions onusiennes furent des aides logistiques offertes à l'agresseur. Quant à la dissolution de Srebrenica, « zone de sécurité » onusienne, elle fut négociée fin mai 1995 avec Milosevic contre sa prochaine signature des accords de Dayton-Paris -comme le rappelait Richard Holbrooke, le médiateur américain en Bosnie, interviewé en novembre 2005 par la télévision Hayat : « J'avais reçu l'ordre de sacrifier Srebrenica, Goradze et Zepa », soit les trois enclaves de l'est de la Bosnie. Il admettrait quelques mois plus tard (interviewé pour Paris Match par l'auteur de ce texte), que le donneur d'ordre était Tony Lake, le numéro trois de l'administration Clinton, et que le sacrifice concernait à la fois le territoire et la population. Une interminable liste de compromissions des politiques occidentaux Verrons-nous défiler à La Haye le Secrétaire général de l'ONU Boutros Boutros-Ghali qui choisit, le 11 juillet 1995, de ne pas évacuer la population de Srebrenica, l'abandonnant aux forces serbes ? Kofi Annan, responsable en 1995 des missions de maintien de la paix, et Yasushi Akashi, représentant civil du Secrétaire général ? Verrons-nous les ministres du gouvernement de John Major, dont deux journalistes britanniques ont révélé la collusion avec le gouvernement de Milosevic et la corruption ? Lawrence Eagleburger, le Secrétaire d'Etat de l'administration Bush (père), Tony Lake ou Bill Clinton ? Le général canadien Lewis MacKenzie et le Britannique Michael Rose ? Les ministres français Roland Dumas et Hubert Védrine ? Alain Juppé, alors Premier ministre, qui a reconnu être certain, alors que Mladic séparaient les hommes de Srebrenica du reste de la population, que « les forces serbes ne feraient pas de prisonniers ». Bernard Kouchner sera-t-il incité à se rappeler qu'il accompagnait François Mitterrand à Sarajevo le 28 juin 1992, et qu'il a entendu la révélation de l'existence des camps – que l'Elysée préfèrera oublier durant plus d'un mois ? Entendrons-nous les diplomates David Owen, Cyrus Vance, Lord Carrington ? Et Richard Holbrooke se défendra-t-il, face à Karadzic cette fois, de lui avoir offert une immunité négociée ? Carl Bildt, alors négociateur en Bosnie pour l'UE, niera-t-il avoir rencontré l'inculpé à Pale le 6 juin 1995, soit un mois avant l'assaut final sur Srebrenica, en compagnie du général Bertrand de La Presle, missionné par Jacques Chirac pour résoudre « la crise des otages » ? La Presle faisait également partie de la délégation mandatée à Belgrade le 15 juillet 1995 auprès de Milosevic pour négocier la libération des 35 casques bleus hollandais, otages des forces serbes à Srebrenica. Or, en ce 15 juillet, troisième jour des exécutions massives des Bosniaques de l'enclave, Mladic fait des aller retour entre les sites d'exécutions et Belgrade pour serrer les mains des représentants de la haute diplomatie internationale, informés du génocide en cours. Le drame vécu par la Bosnie fut la faillite et la honte du monde occidental à la fin du XXe siècle. Il l'est et le sera tant que la vérité ne sera pas révélée et la justice rendue. Il l'est et le sera tant que « l'œuvre » de Karadzic, sa « Republika Srpska », instituée sur un territoire gorgé de charniers, demeurera. Le procès de Karadzic, attendu depuis si longtemps par les victimes survivantes, se doit de faire enfin la lumière sur les crimes commis, la culpabilité de l'inculpé et les compromissions politiques des Occidentaux. La honte assumée, les responsables d'aujourd'hui pourront alors enfin réviser les accords de Dayton-Paris qui, après avoir sacrifié des milliers de Bosniaques, scellaient la partition de leur pays en offrant officiellement aux génocidaires la moitié de son territoire, conquis dans le sang.