«Le nom même de notre pays, Algérie, est devenu, par le fait de notre silence, synonyme de terreur et de dérision et nos enfants le fuient comme on quitte un bateau en détresse» Boulam Sansal Quand la routine nous obsède, l'inspiration somnole, l'encre s'assèche, les mots deviennent dures et la réalité voile la petite parcelle du rêve qui subsiste bon gré mal gré dans les sillons de nos neurones. Notre lexique prend un sérieux coup de vieux car l'on ne fait que puiser dans le réservoir des redites, glosant sur les mêmes sujets, pétrissant dans la même pâte, focalisant nos regards sur les mêmes anomalies, nous plaignant des mêmes problèmes, et décochant à tort et à travers des banderilles au corps géant d'une amertume qui nous tient par le col de la chemise pour nous jeter en pâture à nos contradictions. Bref, on critique et s'essouffle en vain à nier l'évidence d'une crise de valeurs et d'une paralysie de «cerveaux» qui composent avec notre quotidien, s'y décomposent même et s'y recomposent sans que l'on n'ait aucune prise sur leur photosynthèse. De notre actualité stationnaire marquée du sceau de l'incohérence n'en sort que de la belle hypocrisie, tricotée de la langue de bois et du déni de cette déliquescence avancée. Chavirés, nos cœurs sont dans la peine. Chaque jour apporte son lot de devinettes encore insolubles ; loufoques ; aberrantes, moroses. On ne sait rien alors de ce qui se passe à cette Algérie de mystères qui emprunte tous les raccourcis du labyrinthe, en tordant le cou aux lois de la raison ni ce qui nous rôde autour. On est encerclé par une chape d'incompréhension de plus en plus grossissante, grise. On ne connaît rien ou presque de l'origine de cette épidémie du pessimisme qui empoisonne nos rapports sociaux ni de ces mises en scènes habituelles aux rituels bien connus de tous qui nous tiennent en haleine, rallongeant le suspense à «ce feuilleton de l'absurde» dont sont prisonnières tant de générations depuis l'indépendance. Ce n'est pas du blocage mental dont il s'agissait, absolument pas. Pas davantage d'une quelconque indifférence «coupable» mais seulement de la frilosité de notre conscience, rassasiée de toutes les platitudes, au mensonge, au flou et aux demi-teintes. Avant d'entamer son cours, mon ancien prof de littérature répète ce mot du philosophe Miguel de Unamuno (1864-1936) «penser le sentiment et sentir la pensée», principe qu'il croit à la source de toute sensibilité «moderniste». Or, au carrefour des sens, les algériens de nos jours ne sont ni dans l'une ni dans l'autre partie de cette équation. Evasifs et versatiles mais drôlement têtus, ils font montre d'une grande intransigeance dès que quelqu'un ose toucher aux principes qu'ils foulent pourtant presque toujours aux pieds. En même temps, ils font aussi piètre impression à quiconque les contrarie. Bien qu'ils ne jurent depuis octobre 1988 que par le talisman de la démocratie, ils détestent les concessions et les opinions adverses. Ils en invoquent à chaque moment une certaine fraternité «révolutionnaire» mais n'y adhèrent que pour se donner une contenance, faire semblant, singer le grotesque. Ces principes de naguère ne pèsent, hélas, pas dans la balance du marché symbolique actuel. Ils sont comme frigorifiés. Parfois d'aucuns par cynisme les mettent au four, ça bouillonne de partout et l'on ne voit à terme que des pousses de conservatisme «new-fashion» fleurir partout comme des champignons et se transformer en autant de ganglions pathogènes. L'Algérie est malade! Ce n'est pas un mot de trop. Car elle l'est vraiment. Malade d'une dictature «gérontocrate» poussive , d'un islamisme «processionnaire» et sournois, d'une corruption endémique, de la hogra, du clientélisme, de la perte de la confiance, de la négligence, etc. Où se trouve ce pays «riche» en devises où il n'y a en 2014 que trois centres anti-cancer (Oran, Blida et Alger) pour une population de presque 40 millions? Où se trouve ce pays où il faut 6 mois pour prendre un rdv pour un malade de cancer avec, bien sûr, toutes les tracasseries, le piston et les imprévus administratifs en résultant? Durée approximative de l'aggravation de la maladie et peut-être même de la mort du patient! Où se trouve ce pays qui prête de l'argent aux institutions internationales (F.M.I) alors que sa situation sociale est très critique? Nulle part sauf chez nous. A force de quêter des réponses à des questions légitimes, on en tombe sur des dizaines encore plus embarrassantes. Comme celle des normes urbanistiques de nos villes, de l'insalubrité, de l'incivilité, et de la violence dans nos rues. Il y a trop de contrastes chez nous. Il m'est arrivé de croiser des gens qui soufflent le chaud et le froid, disant être nationalistes alors qu'ils font les premiers la queue près du portail des consulats qui pour s'accorder un visa, qui pour requérir une nationalité, d'autres se proclamant musulmans pratiquants et remplissant des mosquées matin et soir alors qu'ils sont prêts à tromper le premier venu, à traficoter et à «tricher» au fisc, aux assurances, à l'A.N.S.E.J, etc. Ce qui compte pour eux, c'est qu'ils satisfassent leurs lubies, qu'ils atteignent leurs fins, qu'ils se procurent un nouveau statut qui leur donne un peu trop d'importance dans la société. Et l'exigence de la bonne gouvernance dans tout ça? Pas à l'ordre du jour sans doute. Les algériens de ces dernières années intriguent, laissent dépérir leurs émotions, subissent les coups et se taisent aussitôt après comme si de rien n'était. Rien ne semble affecter leur moral, lequel est, paraît-il, d'un acier inoxydable. Par moments, ils se montrent faussement moralisants, par endroits, terriblement attachés à une modernité, fausse je crois, puisqu'elle se résume à des tubes cathodiques perchés sur presque tous toits, idem ceux des bidonvilles! La multiplication de ces appareils concaves nous donnent une idée récapitulative quoique élémentaire de l'évolution à double sens des mentalités. Branchés à l'international, mes compatriotes sont friands de nouveautés mais en même temps se sentent en proie à la jalousie des autres, ennemis potentiels cachés sous les apparences de frères. Ces autres-là, commencent par le voisin du quartier qui s'enrichit du jour au lendemain sans que l'on sache ni comment ni pourquoi et finissent par celui des frontières auquel on impute la responsabilité de nos maux. Vrai ou faux? Cela importe peu du moment que l'imaginaire de miens voit venir le complot de partout. Je ne peux qualifier cela de paranoïa mais je dirais plutôt de la phobie, par euphémisme. Un jour sirotant un café à la place du 1 mai à Alger, un ami m'a dit entre autres choses que si Bouteflika meurt, l'Algérie irait pédaler dans le noir car des vautours surveillent la chute de la patrie pour la dévorer crue. Ce à quoi j'avais répondu sur un air badin, en invoquant le principe de la mobylette à savoir qu'il suffisait au départ de bien démarrer et le vélo marche de lui-même. On ne trace sa voie qu'après avoir assuré ses arrières. Je lui ai insinué même que j'avais vu plein de cyclistes qui conduisent à vive allure sur une piste s'étalant sur une vingtaine de mètres ou parfois plus sans toucher une seule seconde au guidon de leur véhicule parce qu'ils ont tout simplement gagné d'avance en équilibre. De même un athlète qui s'est bien entraîné avant une course de fond, aura évité de succomber sous les crampes et pu facilement devancer ses concurrents. Le secret de la réussite est dans le travail, la ponctualité et la préparation. Or l'Algérie refuse de pédaler, néglige et sa force et celle des pédales de son vélo, celui-ci ne démarre pas et les algériens peinent à retrouver une cadence à leur démarche. Ainsi le pays est-il condamné à péricliter comme un élève qui ne révise pas ses leçons et espère au dernier moment se rattraper et avoir une bonne note, affreux état! Ceux qui n'avancent pas reculent, forcément. On dirait que nos concitoyens ont peur de l'aventure et amarrent tous leurs espoirs à un seul homme, une mentalité qui date des ères de l'Etat-providence et de l'Infitah qui laisse décanter son calcaire dans les cervelles. Une semaine plus tard sur les hauteurs d'El-Biar, le même type fait amende honorable et invente un tout autre discours «tu sais, même si Bouteflika décède, part ou je ne sais pas quoi, l'Algérie va s'en sortir, t'inquiète, on a des hommes partout, notre nation est solidaire et va prouver au monde entier sa puissance» voilà une autre chansonnette du genre «omar guetlatou redjla» que ni l'anthropologie, ni la sociologie, encore moins la logique ne pourrait expliquer. S'inscrivant dans divers registres, les algériens donnent peu de chance à l'action de tous les jours et flattent par des formules tantôt religieuses, tantôt historiques ou simplement passéistes un ego, voire une fierté démodée et en déphasage avec la réalité à l'heure où les autres nations, gagnées par la fibre inventive de la modernité, investissent gros pour la gouvernance cybernétique, encouragent le savoir, entretiennent leur élite, construisent des centres de recherches, édifient des bibliothèques, éduquent leurs masses, réforment, bossent, critiquent, avancent. J'en invoque pour l'anecdote l'exemple de cette jolie dame, une quarantaine d'années et des poussières, le port «civilisé» comme on dit, fardée à outrance et accompagnée d'une autre femme voilée qui, au milieu d'une route, s'arrête, bloque la circulation à la grande consternation de tous les routiers derrière elle, descend d'une voiture de luxe un smartphone flambant neuf à la main ouvre la malle, en sort un sac noir et d'un regard méprisant à la ronde le jette sur la voie publique, conçue comme un dépotoir de circonstance! Je ne mentirais jamais un instant à personne si je dis que cette scène m'a rendu triste toute une journée. C'est qu'au lieu de chercher une solution aux problèmes, on en rajoute et alimente davantage la sinistrose ambiante, faisant litière de l'un des principes les plus simples de la vie en commun : l'hygiène publique. Pensons maintenant à l'inverse et imaginons cette même dame se poster tôt le matin près du siège de la mairie de sa résidence, en osant une grève de la faim dont toute la presse locale s'en ferait l'écho après avoir appelé, bien sûr, tous ses voisins de quartier pour réclamer une décharge publique digne de ce nom ou un incinérateur de déchets ménagers. Serait-ce possible? Ma réponse est non. Malheureusement. Car l'éducation citoyenne en Algérie est tronquée, les repères sont malmenés, le mal est beaucoup plus dans la nappe phréatique que dans la superficie et le désordre des choses s'est systématisé à tous points de vue : culturel, social, politique, etc. Ayant aperçu une ombre de contrariété envahir ma face, le type à côté de moi dans la voiture juste derrière cette dame tente une explication pour le moins sordide «ne t'en fais pas! ça arrive souvent et puis à quoi ça sert de se casser trop la tête alors que ceux qui gèrent à la mairie s'en foutent!» «mais c'est l'hygiène du quartier qui est en question» rouspétai-je désappointé «malheureux sont ceux qui observent» me tacla-t-il avant de manipuler le levier de vitesse et de foncer devant. De tels comportements ne pourraient que nous être préjudiciables, une image qui illustre ce vers quoi nous allons. Et puis notre pays n'est-il pas déjà au creux de la vague?